Les Multiples Voix de mon frère raconte l'histoire d'un frère et d'une sœur qui partent en quête d'une voix – ou plutôt de multiples voix – pour le frère. Mon Frère (c'est le nom du personnage) va, à cause d'une anomalie génétique, bientôt perdre sa voix. Il aura besoin d'une assistance vocale, d'une voix créée sur mesure. Il ne veut pas une voix d'ordinateur, mais une voix humaine – et tant qu'à faire, pourquoi ne pas choisir plus d'une voix ? Le personnage de Sa Sœur, autrice, est intriguée par cette demande et, en acceptant de l'accompagner dans la recherche de ces voix, elle fabrique en même temps la présente pièce de théâtre.
La pièce est structurée en trois parties (« Mon frère et sa voix », « Le casting, au studio », « Les multiples vies de mon frère »), pour les cinquante-et-une « prises » (plutôt que scènes, vu qu'on est dans un studio d'enregistrement). Dans les première et deuxième parties, c'est Sa Sœur qui est la narratrice et qui écrit, dans la troisième, c'est Mon Frère qui imagine. D'autres personnages – certains plus réalistes, comme les personnes dans le laboratoire de voix, d'autres plus métaphoriques, comme les incarnations des multiples voix de Mon Frère – interviennent aussi dans ce deuxième niveau de fiction.
La première partie est la partie la plus « philosophique », c'est aussi celle qui met en place le dispositif fictionnel. Dans la deuxième partie, les multiples voix de Mon Frère ainsi que les acteurs de doublage qui vont être recrutés pour enregistrer ces voix se croisent dans le studio d'enregistrement. La troisième partie thématise la question de la vérité et la véridicité : « Tout ce que ma sœur a raconté jusqu'à présent sur moi, et aussi sur elle-même, est vrai. Ça ne s'est pas passé exactement comme ça, ce n'est pas authentique. Mais ça fait sens. ». Mon Frère devient narrateur et il raconte les multiples vies qu'il pourrait vivre ; séduire une femme ou un homme, devenir policier, pompier ou astronaute. À la fin, frère et sœur se retrouvent dans une danse : on ne peut pas tout dire avec les mots. Et finalement, Mon Frère n'a plus besoin de l'enregistrement de la voix de Sa Sœur – avec la présente pièce, la sœur qui écrit lui a donné une voix dans l'écriture. Car dans la fiction, tout est possible, l'abrogation des lois de la physique et même une histoire qui finit bien. Et au théâtre, on peut librement décider qui et comment on veut être.
Dans sa pièce, Magdalena Schrefel ne parle pas d'elle-même et de son frère. Elle écrit plutôt à partir de. L'autrice Magdalena Schrefel est vraiment une sœur qui écrit et qui a un frère qui est vraiment atteint d'un handicap. Mais bien que ce soit Valentin Schuster, le vrai frère de la vraie Magdalena Schrefel qui est cité comme collaborateur à l'écriture, Mon Frère, un des deux protagonistes, n'est pas Valentin, comme Sa Sœur, l'autre personnage central, n'est pas Magdalena. Ou pas tout à fait. Ou plutôt autrement. La pièce navigue entre éléments biographiques, autofiction et fiction. Partir d'un point de départ réel pour raconter des hypothèses de point d'arrivée. Mon Frère et Sa Sœur sont des personnages dans cette histoire racontée et jouée, qui, à leur tour, laissent leur place à un acteur et une actrice qui vont les représenter sur scène.
Car le théâtre est le lieu de l'Autre. Il n'est donc pas seulement question du Frère, d'un frère, mais de quelque chose qui interroge fondamentalement le théâtre d'aujourd'hui : la question de la représentation. Qui peut parler au nom de qui ? Qui a le droit de jouer qui ? La grande force de la pièce est qu'elle ne parle in fine que de cela – mais que la lectrice, le spectateur ne s'en rend pas compte, tout au long de la pièce, car iel est capturé·e par l'histoire et amusé·e par les scenarii parfois loufoques (comme quand Mon Frère s'imagine devenir policier, pompier ou astronaute) et les personnages, leurs noms (La voix du lundi de Mon Frère) et leurs prises de parole.
Si la pièce aborde frontalement la question de la représentation (dans la « prise » 8, qui porte justement le titre de Représentation, Mon Frère dit à Sa Sœur que ce qu'elle a écrit parle plus d'elle-même que de lui ; et qu'elle essaie de se prémunir – contre toute accusation d'appropriation ou tentative de parler à la place de l'autre), dans la fiction, c'est quelque chose d'autre qui compte : le fait de croire « à l'art de l'acteur. Au fait que l'on puisse parler en tant que quelqu'un d'autre devant d'autres. Non pas à la place de mais en tant que. Et que c'est une chose à laquelle nous ne devons pas renoncer. ». Et si Mon Frère se fait représenter par un acteur, c'est parce que « quand mon frère parle, même moi, je dois l'écouter attentivement. Mais il est important que vous, vous compreniez mon frère. Tout aussi important que l'esthétique et la question de la représentation, tout aussi important que l'humour, la dramaturgie et les émotions bien dosées. » Aussi ne s'agit-il pas de la représentation (politique), autorisée ou non, mais d'une représentation théâtrale, où le public doit pouvoir entendre l'acteur. Si les questions de l'altérité, de la légitimité et de l'appropriation culturelle sont beaucoup discutées actuellement – et doivent l'être, dans la réalité mais aussi dans la littérature et sur scène –, des pièces qui parlent aussi directement de handicap et validisme sont plutôt rares. Et ce faisant, elle déplace la question de la représentation sur des terrains nouveaux.