Le Monde oublié traite de la tragédie vécue par des enfants soldats, à travers le regard d’une reporter de guerre hantée par le souvenir de trois garçons et trois filles (de 10 ans à 14 ans) qu’elle a eu l’occasion de photographier dans des zones de conflit.
La pièce débute légèrement par un cocktail de bienvenue à l’exposition de ses photographies, mais la journaliste n’a pas plus tôt commencé à présenter elle-même les premières images que son cerveau est insidieusement assailli par le souvenir de ces jeunes soldats rencontrés quelques années avant leur mort. Elle croit entendre leurs voix moqueuses faire écho à ses paroles ou lui répéter avec insistance : « On veut jouer avec vous ». Comme happée par ces ombres du passé, la Photographe quitte peu à peu la réalité du présent et, bientôt, comme s’ils sortaient des cadres des photos, ce n’est plus seulement leurs voix mais leurs présences physiques qui s’imposent à elle et l’attirent dans leur « monde oublié ». Ils l’entraînent dans une autre sorte d’exposition, l’exposition de leurs « jeux », et vont rejouer devant elle des épisodes de leur histoire : enlèvement, instruction militaire, opérations de guérilla… On finit par comprendre par leurs récits pourquoi l’une est muette, une autre la proie d’hallucinations, un troisième frappé d’amnésie, un quatrième de plus en plus confus… Peu avant un dernier retour à la réalité du présent, on apprendra que l’exposition de photographies est en fait une vente aux enchères organisée pour lever des fonds au profit de programmes de réinsertion d’anciens enfants soldats démobilisés.
Parallèlement, invisible pour la Photographe, le personnage hautement symbolique de Mère spirituelle a fait dès le début son apparition, mais sur un autre plan, intemporel, et dans un autre espace, imaginaire. Tout au long de la pièce, cette figure emblématique cherchera à retrouver les Enfants morts, qu’elle appelle ses enfants, pour laver par des bains purificateurs leurs esprits tourmentés des atrocités qu’ils ont commises et ainsi les arracher aux fantômes vengeurs de leurs victimes.
Par le biais d’un riche symbolisme puisant à des sources culturelles africaines bien vivaces (dont celle des Acholis, une tribu à l’extrême nord de l’Ouganda) et du recours à diverses formes chorales, l’autrice ougandaise Asiimwe Deborah Kawe nous livre ici, avec Le Monde oublié, une œuvre théâtrale d’une grande force dramatique, propre à alerter les consciences à l’échelle internationale sur le drame hélas toujours aussi actuel de ces enfants kidnappés et embrigadés de force par des groupes armés.
Drogués, soumis à des traitements de déshumanisation systématique pour détruire en eux toute empathie en même temps que leur identité, ces combattants « asymétriques » ont été exposés très jeunes à des expériences d’une dureté et d’une brutalité inouïes telles que les mutilations, le viol et le meurtre (souvent celui de leurs proches). Quels adultes pourront-ils devenir s’ils arrivent à en réchapper vivants ?… Quand ils y arrivent.
La pièce a été écrite en 2009, à un moment où l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) – l’une des factions les plus violentes d’Afrique, chassée de l’Ouganda en 2005 après avoir semé la terreur pendant plus de vingt ans dans le nord du pays – continuait ses attaques terroristes en groupes dispersés au Sud-Soudan, en Centrafrique et en RDC. En un peu plus de trente ans, selon l’ONU, ce groupe armé a fait plus de 100 000 morts et enrôlé plus de 60 000 enfants soldats. Toutefois, l’autrice se réfère à un contexte plus général incluant, outre la LRA ougandaise de Joseph Kony, d’autres groupes rebelles tels que le RUF de Foday Sankoh en Sierra Leone, le NPFL de Charles Taylor au Liberia ou l’Unita de Jonas Savimbi en Angola.
Le Monde oublié joue continuellement sur un double niveau, réaliste et symbolique. On peut voir dans la légèreté de ton du premier tableau – le cocktail – une allégorie de nos sociétés occidentales encore épargnées, sirotant du champagne devant les images-chocs d’autres endroits du monde dévastés, mis à feu et à sang, qui ont fait ou font toujours face à des situations proprement apocalyptiques. Deux réalités qui se côtoient sans normalement se rencontrer, excepté pour ceux qui ont voyagé plusieurs fois de l’une à l’autre comme la Photographe. Mais cette fois-ci, l’autre réalité va rattraper cette dernière et envahir son présent, provoquant chez elle une sorte de dissociation psychique, à cheval sur deux temporalités.
Échappant, grâce à ce ressort dramaturgique, à une forme réaliste documentaire dont le spectacle eût pu nous paraître difficilement tolérable, nous voilà d’emblée transportés dans cette double réalité (celle du présent, rassurant et confortable, de l’exposition-vente aux enchères ; celle du passé dramatique auquel appartiennent les photos). L’autrice aurait-elle à cœur de nous ménager ?… Ce que nous voyons apparaître en scène, ce ne sont pas des enfants soldats impliqués dans de vraies opérations de guérilla, mais leurs esprits. Leur univers de violence et d’atrocités est certes bien représenté mais comme à travers un filtre, par le biais de jeux, de chansons, de lambeaux de conversation. De plus, Asiimwe, en s’interdisant de faire d’eux uniquement des victimes, évite autant les écueils de la simplification ou de la complaisance moralisatrice que ceux du pathétique. Même s’ils souffrent tous de sérieux troubles psychologiques (mutisme, hallucinations, perte d’identité, confusion), leurs relations entre eux restent celles d’enfants de leur âge, ce qui, curieusement, apporte même aux scènes dramatiques une certaine légèreté. Tout comme leur attitude et leurs rapports avec la Photographe, qu’ils vouvoient par respect parce qu’elle est une adulte.
Le dilemme auquel font face tous les reporters de guerre est évoqué, plus ou moins rapidement, dès les premières scènes : la commercialisation de photos-choc ; l’espoir illusoire qu’eux-mêmes peuvent inspirer chez ceux avec qui ils entrent en contact. L’aspect politique, également, tel que la dénonciation des collusions entre gouvernants d’États faillis et chefs de guerre, ou la liste des divers trafics (armes, drogue, pétrole, diamants, etc.) qui permettent à ces groupes rebelles de s’installer dans la durée et de continuer à sévir. Sans oublier le scandale humanitaire, quand on sait que, dans le monde entier, selon l’Unicef, des milliers d’enfants continuent d’être recrutés de force dans des groupes armés… état de fait qui n’est pas sans lien avec le développement exponentiel des armes légères, au pouvoir destructeur énorme, si faciles à utiliser et si peu coûteuses à se procurer au marché noir (pour le prix d’un poulet en Ouganda, ou d’une chèvre au Kenya !).
À la fois politique, poétique et symbolique, le texte travaille par conséquent à plusieurs niveaux ; sa structure est non linéaire, sa forme polyphonique. Ainsi, l’ensemble choral des Enfants morts, quand il ne dialogue pas avec la Photographe, vibre comme un seul cœur ; il commente ce qu’elle dit, ou réagit par toute sorte de sons : chuchotements, rires, gloussements, roucoulades, souffles de respirations haletantes, frémissements d’effroi. L’autrice fait un subtil usage de deux langues africaines : le kiswahili – langue détestée en Ouganda pour son association historique avec la violence et les (para)militaires – la plupart du temps sous forme d’ordres ou pour une chanson de marche ; le runyankore pour la berceuse de la maman lièvre qui veut cacher son petit pour que le chasseur ne le tue pas. Ces chansons apportent avec elles de vraies bouffées d’enfance et d’innocence – en particulier la berceuse (reprise en cinq langues) qui constitue une sorte de leitmotiv métaphorique tout au long de la pièce.
Mais le lyrisme et la poésie de cette écriture trouvent une expression toute particulière dans la figure symbolique de Mère spirituelle, souvent décrite en train d’exécuter des mouvements incantatoires, qui veut faire revenir les Enfants morts. Elle est un trait d’union entre le monde des esprits et celui des vivants, cherchant à apaiser la colère des ancêtres envers ces enfants qu’on a transformés en machines à tuer. Il se pourrait même qu’elle soit une ajwaka (médium possédée par un esprit doué du pouvoir d’intercéder). Mais c’est aussi une sorte de coryphée, représentant le chœur des mères – contrepoint émouvant aux visions de cauchemar qu’évoquent tous ces « jeux » d’enfants soldats : ces récits d’enlèvement ou de mutilations, ces reconstitutions d’attaque de village ou de leur propre mort dans une embuscade…
Ce qui se lit à travers les invocations et les danses de Mère spirituelle, c’est l’expression d’un amour maternel dans ce qu’il a d’universel et d’éternel…
Nous vous portons d’un cœur plein de rêves et de foi. Nous vous donnons le jour dans la souffrance et la joie. Nous vous tenons au bras d’un cœur plein de rires et d’espoir. Nous vous embrassons et prions pour vous. Nous pleurons quand vous pleurez. Nous sourions quand vous souriez. Rions avec vous, rions de vous quand vous tombez à votre premier pas. Vous babillez dans des langues que d’autres ne comprennent pas mais nous, nous comprenons ce que vous dites. Nous embrassons votre premier bobo quand vous tombez. Que t’est-il arrivé mon enfant ?
De même que l’incompréhension face aux actes de sauvagerie dont sont capables les êtres humains, et aux terribles dégâts que produit chez ces enfants la banalisation de l’acte de tuer, méthodiquement obtenue et entretenue par la terreur, l’accoutumance à la drogue et le recours à la magie :
Alors qu’est-ce qui vous pousse à vous en prendre à nous ? Qu’est-ce qui vous pousse à nous éventrer ? Qu’est-ce qui vous pousse à arracher nos entrailles ? Qu’est-ce qui vous pousse à porter cette machette et ce fusil ? Hein ? […] Qu’est-ce qui vous pousse à abreuver cette terre de sang ? Que t’est-il arrivé, mon enfant ?
Pour ce personnage, l’autrice s’est en grande partie inspirée de cérémonies traditionnelles acholies telles que le Mato Oput et autres rituels de purification et de réinsertion dans la communauté (souvent pratiqués désormais pour des rescapés de la LRA). Et ce non pas seulement pour leur valeur ethnographique ou la couleur locale qu’ils peuvent apporter, mais parce que ces rituels ancestraux se sont révélés souvent – dans les cas d’anciens enfants soldats ou d’enfants enlevés, arrachés des mains de groupes rebelles – d’une plus grande efficacité que l’approche thérapeutique occidentale pour ce qui est de les réintégrer dans leur communauté, et dans la communauté humaine au sens large, afin de prévenir leur rejet… ou une éventuelle tentation de « repiquer ».