Le train de la vingt-cinquième heure

de Khaz‘al al-Mâjidî

Traduit de l'arabe par Philippe Vigreux

Avec le soutien de la MAV

Écriture

  • Pays d'origine : Irak
  • Titre original : Qitâru-l-khâmisati wa-l-‘ishrîna
  • Date d'écriture : 2011
  • Date de traduction : 2011

La pièce

  • Genre : dramatique
  • Nombre d'actes et de scènes : 4 scènes
  • Décors : Une gare de style européen, avec des bancs pour l'attente des voyageurs, une cafétéria, des valises (élément scénique de base pouvant évoluer vers d'autres sortes d'objets tels wagon, cercueil, etc.), des bacs à ordures.
  • Nombre de personnages :
    • 5 au total
    • 4 homme(s)
    • 1 femme(s)
  • Domaine : protégé

Édition

Cette traduction n'est pas éditée mais vous pouvez la commander à la MAV

Résumé

Dans une gare européenne, un père irakien accompagné de sa fille attend le train qui doit le ramener en Irak où son fils a été enlevé.

Arrive un jeune homme, irakien lui aussi, qui vient en Europe à la recherche de son frère emprisonné. Il échange quelques mots avec la jeune fille qui, assise sur le banc, se désole en pensant à sa vie gâchée. Deux policiers arrivent et tentent d'interpeller le jeune homme, prétendant que son passeport est faux. Le père s'interpose en sa faveur. Interrogé, il dit repartir en Irak pour tenter de sauver son fils enlevé par des terroristes. Avouant qu'il sait comment les contacter, il est soupçonné d'intelligence avec eux et est embarqué à la place du jeune homme. Relâché, il revient un peu plus tard, mais avoue à sa fille éplorée qu'ils ne pourront vraisemblablement pas revenir dans leur seconde patrie.

Après que les trois personnages ont évoqué la ruine de leur pays et leur désespoir, le jeune homme monte avec une scie sous le toit de la gare et tente d'y ouvrir une lucarne pour établir un pont avec le ciel et faire descendre sa Miséricorde. A l'occasion d'un appel téléphonique de ses parents, il apprend que vingt personnes de son quartier ont été tuées par l'explosion d'une voiture piégée. Il décide de ne pas rentrer en Irak. La jeune fille lui propose de l'accompagner elle et son père vers "leur destin inconnu." Il refuse, devant retrouver son frère, et la prie de l'aider à vider les "déchets de leurs vies" dans de grands bacs à ordures qu'il apporte sur le quai.

Après une longue attente du train qui devait emmener le père et la fille vers un pays frontalier de l'Irak, minuit s'achève mais, au lieu de marquer la première heure du jour nouveau, la pendule revient en arrière, entamant à leur plus grande stupéfaction une "vingt-cinquième heure" qui scelle la continuité de leur malheur et semble dire : "Demain, il ne fera pas jour."

Après avoir décrit le néant de leurs vies, et les absurdités qui ont conduit leur pays à la ruine, en particulier la lutte fratricide entre ses diverses communautés, ils décident de mettre fin à leurs jours avec des capsules de poison que le jeune homme transporte dans ses bagages. Mais, bien qu'actif, le poison n'agit pas. Puisqu'ils sont désormais hors du temps et de l'espace, les moyens "ordinaires" n'ont plus d'effets sur eux.

Au cours de cette vingt-cinquième heure qui n'existe pas, de ce temps situé hors du temps, arrive un train étrange, qui ne ressemble à aucun autre. Il s'arrête et les emmène vers une destination inconnue, vers un espace inconnu.

Regard du traducteur

Les media nous informent sur la tragédie qui se joue en Irak depuis plus de vingt ans. Mais, même informé, notre regard reste extérieur, analytique et froid. C'est pourquoi la pièce de Khaz‘al al-Mâjidî, Le train de la vingt-cinquième heure résonne en nous comme un témoignage poignant de vérité sur ce qui fait le destin de ces hommes et de ces femmes réduits à un double exil (dans leur propre pays et dans la fuite à laquelle elle les contraint) par une guerre trop absurde, trop "complexe" pour que ceux d'entre eux en qui subsiste un peu de raison puissent se l'approprier, la reconnaître comme la leur. Premier élément de cette tragédie. Car ici les personnages savent qu'ils ont été joués et font le constat de ce qui leur a été volé par des forces qui les dépassent et se combattent sur le terrain de leur malheur. "La guerre est injuste" dit le vieux proverbe arabe, sous entendu : parce qu'elle prend des vies innocentes. Jamais proverbe n'aura trouvé plus funeste illustration sur la terre qui l'a produit. Jamais peut-être aussi un texte n'aura suscité avec autant d'acuité le sentiment de vies arrachées, de vies volées, d'existences prises dans un destin absurde. Car toute la vie des personnages se résume à l'obligation et à l'impossibilité de se situer entre un ici (l'exil) et un là-bas (l'Irak qui se déchire) qui reviennent dans leur discours comme une obsession. L'exil et la patrie sont pour eux comme deux trains qui se croisent sans jamais se rencontrer, les laissant sur le quai "d'une gare" où la pièce se joue, dans l'attente d'un train supposé les reconduire au pays, mais qui tarde à venir et ne viendra jamais, tout au moins pas dans la vie réelle où les jours comptent vingt-quatre heures, mais dans une heure qui n'existe pas, une "vingt-cinquième heure" qui s'invite inopinément sur le cadran de la pendule comme pour leur dire : "Demain, il ne fera pas jour."

Les monologues intérieurs des trois personnages (un père et sa fille exilés qui repartent en Irak à la recherche du fils enlevé, un jeune compatriote venu en Europe à la recherche de son frère emprisonné), forment la matière principale de la pièce et vibrent comme une longue plainte sur l'existence et la patrie perdues, plainte d'où émerge une poésie sombre et incantatoire qui évoque la perte et l'espoir.

Car cette longue plainte est aussi un cri de colère contre les responsables de la tragédie. De leur malheur, les personnages savent écrire l'histoire et dégager les causes, accusant tour à tour "les étrangers", mais aussi l'irresponsabilité d'un gouvernement irakien corrompu, incapable de juguler le terrorisme qui, comme lui, veut ôter toutes ses chances à la démocratie, et la rivalité ancestrale entre les communautés constitutives de l'Irak, rivalité débouchant sur une guerre féroce que l'éviction du tyran a comme libérée. "Après que nous avons coupé la griffe du tyran, la voilà qui repousse sur les doigts des pâtres des ténèbres pour déchirer le peuple et la patrie !" Tout est dit, le décor est planté.

Mais, comme au terme d'un cheminement logique, la plainte revivifiée par la colère conduit à l'espoir, celui que demain la tuerie s'arrête enfin et que la patrie renaisse de ses cendres. Espoir fondé sur l'ordre naturel des choses (il faut bien qu'un jour les guerres cessent et que les œuvres re-commencent) et, plus concrètement, sur le mouvement de l'histoire qui se vit. "L'Egypte et la Tunisie l'ont fait !" dit le jeune homme dans un cri qui sonne comme une profession de foi dans un avenir possible qui pourrait être aussi le leur et les sauver.

Tel est sans doute, au-delà du pessimisme qui marque la fin de cette pièce où l'absurde règne en maître, derrière le mot "errance" qui résonne comme une sinistre coda, derrière le messianisme de cette "aube des peuples qui se lève" dont l'Histoire nous a appris à nous méfier, l'ultime espoir auquel nous autres, spectateurs du drame et d'un monde qui se recompose sous nos yeux, devons nous accrocher à tout prix.