La Fin / Prémices

de Giuliana Kiersz

Traduit de l'espagnol par Maud Flank

Avec le soutien de la MAV

Écriture

  • Pays d'origine : Argentine
  • Titre original : La Fin / El Principio
  • Date d'écriture : 2016
  • Date de traduction : 2023

La pièce

  • Genre : Théâtre contemporain où se mêlent poésie et récit apocalyptique (poèmes scéniques). Les deux œuvres forment un diptyque.
  • Nombre d'actes et de scènes : La Fin : 76 chapitres / Prémices : 32 paragraphes
  • Décors : à la discrétion du metteur en scène
  • Durée approximative : La Fin : 75 mn / Prémices : 60 mn
  • Création :
    • Période : La Fin : 2019
    • Lieu : Festival international de théâtre de Buenos Aires
  • Domaine : protégé

Édition

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Résumé

La Fin

La fin n’est pas brutale, c’est un phénomène lent et déchirant qui bouscule les individus à travers le monde.
Un couple (un homme et la narratrice) éprouve la permanence des choses dans leur appartement, et ce qui reste de leur quartier. Autour le monde s’effondre, les rues sont vides. Elle semble empêtrée dans le silence, enivrée par la lenteur des jours. Survient Erica, petite fille réfugiée qui bientôt s’interroge sur la présence des livres. Les livres sont brûlés. Erica disparue, le couple entreprend un voyage vers le Sud, animé par la quête et le désir de continuer : l’absence guide la traversée. Au Sud, les mers semblent déverser des cadavres, la mort les pousse à se déplacer encore.
Mais la fin, c’est aussi le souvenir de cette histoire : une femme narre l’existence en se fiant à sa mémoire et aux balbutiements d’une langue qui cherche à nommer et donner sens à l’expérience. Alors que tout tombe alentour, seule demeure la certitude d’être ensemble face à ce qui advient.
La quête des expulsés et des exilés, voyage mélancolique et urgent vers l’inconnu, où occuper l’instant présent s’avère la seule échappatoire.
« Dans El fin un couple tente d’échapper à la fin du monde ; ils partent en laissant leur maison derrière eux, comme le font les réfugiés climatiques dans le monde dans lequel nous vivons actuellement.[1] »

Prémices

Qu’y a-t-il après la fin ? Qu’y a-t-il au début ?
Souvenir ou résilience, le commencement ici évoqué est indissociable de la fin, évènement pivot à partir duquel gravite le mouvement interne de la narratrice. Cette introspection poétique mêle les souvenirs de l’insouciance à l’implicite de la catastrophe et dresse le postulat d’une existence ici et maintenant, toujours du point de vue sensible, en lien étroit avec la perception de l’environnement animal et végétal (une nature qui est priée de bien vouloir survivre), de celle des éléments (feu, mer, soleil), et des sociabilités survivantes, le chant sur air d’accordéon de celui qui attend le retour de ses morts, les feux allumés sous les ponts. Un nouveau départ nécessairement pris en regard de ce qui était, ne serait-ce que pour s’en défaire, comme les meubles, les disques ou les mots dont il faut se séparer. Y émerge le sentiment intranquille d’un personnage grandi dont les illusions ont été écartées, au milieu des cadavres nettoyés et cachés derrière les portes, des villes démolies, mêlé à la puissance de la volonté de perdurer.
Alors que ce retour au commencement s’avère nécessaire, il s’agit pourtant d’y mettre terme…
« El principio, c’est la rencontre de deux personnes après la catastrophe, parmi les morts, les ruines, les survivants ; un couple qui se demande comment faire, comment vivre et traverser ce sentiment d’incertitude :
"nous sommes de l’autre côté
d’une ville démolie
puis reconstruite
et nous pensons : c’est comme ça que nous avons appris à vivre."
Le texte ne précise pas ce qui s’est passé, quelle a été cette catastrophe, une guerre ou autre chose, mais peu importe, ce qui compte c’est l’idée d’apprendre à vivre au milieu des décombres.
Si El fin est le récit d’un dénouement inévitable mais qui pour autant ne peut être avancé, El principio raconte la résilience qui suit la crise, quelle qu’elle soit (politique, économique, climatique…). C’est un texte qui parle de l’avenir, de ce qui survient après l’effondrement des sociétés. Un journal intime et factuel, post effondrement.[2] »

[1] Propos de l’auteure recueillis par la traductrice.
[2] Ibid.

Regard du traducteur

À l’instar de Lumières Blanches intermittentes, la teneur, le style et la dramaturgie hors norme de ce diptyque, œuvre résistante s’il en est, ne laissent pas le lecteur exempt d’émotion et de questionnements.
« Et si une œuvre résiste à se faire aplatir par l’entendement, comment en parler ? Comment rendre compte de la multiplicité, de l’ouverture à laquelle elle nous invite ? »[1].
L’écriture de l’auteure allie la poésie des détails au dépouillement et à la neutralité de la syntaxe. Un style caractéristique, dont le minimalisme s’aventure là où l’action n’a plus aucun sens, où le réel courtise l’imaginaire. Les faits et les émotions sont décrits à l’état brut, sans qu’émerge un jugement, un regard surplombant. Le travail sur la langue donne à voir la réalité sous le prisme de la mémoire sensorielle et sensible de la narratrice.
« Des fragments dispersés, des poèmes, des échantillons de souvenirs et des paysages sont posés ici et là, dans l’espace textuel et de la scène, parés de la texture substantielle qu’offre l’intimité de la perception. »[2]
Le sentiment de quiétude qui découle par moment de l’écriture demeure d’autant plus paradoxal dans ce qui s’offre comme un récit apocalyptique. Au prétexte d’une fin du monde, choix qui pourrait sembler, sinon prémonitoire, pour le moins d’un réalisme troublant de prise avec l’actualité contemporaine de l’écriture de la pièce, la narration de la fuite d’un couple vers le Sud livrée sous la forme d’un long monologue revêt un tour à la fois mystérieux et intrigant[3] : cette teneur fantastique, surréaliste et absurde étaye la fable futuriste tout en la tirant vers l’abstraction et la métaphore. Car c’est l’expérience individuelle qui prime, où subsistent les émotions fragmentées, face à ce qui reste d’évènements, lorsque tout s’effrite. Une déambulation où triomphe la volonté d’exister, d’occuper le présent vaille que vaille.[4]
Vecteur d’une angoisse latente, confession immense et grave, la trivialité des propos de la narratrice revêt pourtant un tour définitif.
Long poème, journal de voyage, monologue ou texte choral, fable post-apocalyptique : Giuliana Kiersz ne s’embarrasse pas des limites formelles de la dramaturgie classique et abolit les frontières entre les genres.[5]
« C’est dans le mouvement de dissolution des états et des faits, mis en scène[6] par la poésie de la langue, que réside la dramaturgie. »
À la lecture de l’œuvre, le lecteur possiblement dérouté, intrigué, n’en sortira pas indemne, mais plus probablement serein, touché et émerveillé. La mise en scène des émotions et leur narration sous le prisme de la mémoire sensorielle font écho à Virginia Woolf ou Nathalie Sarraute. La contemplation flegmatique dénuée de jugement à Jim Jarmusch ou Kelly Reichardt. L’absence de cadre spatio-temporel à David Lynch[7].

[1] https://www.revistaotraparte.com/teatro/el-fin/
[2] Ibid.
[3] « Une femme nous conte un présent qui parait conjugué aux temps du passé. »
https://www.pagina12.com.ar/176263-vamos-a-quemarlo-todo
[4] « La dramaturgie de Kiersz n’est pas sans rappeler l’esprit de Beckett : l’exode, l’enfermement converti en échappatoire ou simplement la volonté d’habiter le présent quand il ne reste rien d’autre. La déambulation devient finalement ce lieu de quiétude où faire l’amour, plonger dans la mer ou se motiver pour parcourir les rues désertes sont des petites victoires. (…) Ces choses que l’on fait avec l’espoir que l’humanité perdure. » https://www.pagina12.com.ar/176263-vamos-a-quemarlo-todo
[5] « Le théâtre est un espace de rencontre où le matériau dialogue avec l’actualité de celui qui le reçoit. C’est aussi une manière de rupture avec l’individualisme. (…) Quand j’écris, je ne pense jamais à la mise en scène. Pour moi, la dramaturgie relève plus d’un état de réception que d’une forme de représentation. » explique l’auteure. Ce dont elle tient compte lors de l’écriture ce sont (…) les questions qu’elle peut susciter. Ibid.
[6] Ibid.
[7] « El fin fait penser aux films de David Lynch, notamment lorsque le personnage de Massó se voit proposer des bonbons par son double, représenté par une marionnette. » Ibid.