La préparation de la kiselina est un rituel familial qui rassemble chaque année les membres d’une même famille. Un jour par an, dans une petite ville de province à l’agonie, l’oncle, la mère, le fils et sa femme se retrouvent dans la cuisine de la grand-mère pour couper les légumes et les mettre en bocaux, en vue de l’hiver. C’est la seule chose qui semble les unir. Le jeune couple mène sa vie dans une grande ville et se passerait volontiers de cette corvée, tandis que l’ancienne génération reste attachée à la tradition et aux conventions. Ils forment malgré tout une communauté de destins partagés autour de la grand-mère, démente et aveugle.
Une toute nouvelle génération d’auteurs et d’autrices dramatiques vient bouleverser les scènes contemporaines bosniaques. Avec une parfaite maîtrise des codes et des conventions sur lesquels ils jouent sans cesse, ces auteurs et ces autrices cherchent de nouvelles formes textuelles pour dire le monde qui se délite. Avec son texte Kiselina, Asja Krsmanović signe un huis clos qui traduit de manière remarquable ce désir d’expérimentation.
La pièce s’étend sur une journée qui recommence sans cesse. Avec cette boucle temporelle en cinq actes et un épilogue, Asja Krsmanović décline la dramaturgie de la perte sous toutes ses formes : perte d’un être cher, perte des repères, des traditions, de la mémoire, tant individuelle que collective. La perte de tout ce qui façonne nos identités.
Le premier acte donne la situation de départ : une journée où les membres d’une famille se réunissent : l’oncle, la mère, le fils, sa femme et un bocal, dont les monologues (dans un corps de police différent, sur la colonne de droite) sont à la fois la conscience et la mémoire des personnages. Si la grand-mère est évoquée dans cette scène d’exposition, elle n’est pas présente.
Les actes suivants sont des variations de cette même scène avec, chaque fois, la possibilité d’une disparition. La grand-mère apparaît alors sur le plateau.
La construction graphique du texte fonctionne comme une partition : les personnages ne sont pas distribués et chaque fois que l’autrice retire un élément de sa partition, la grand-mère le remplace.
Les personnages sont privés de noms car ils sont tous condamnés à disparaître. À l’instar de la ville où se déroule l’action. Ils évoluent dans un environnement où les murs et l’air qu’on respire sont autant d’indices de cette dégradation à venir (puanteur, moisissure). À travers cet effacement, surgit aussi la question du territoire : le monologue du bocal qui vient fermer la pièce révèle une ville à l’agonie et interroge ce qu’il reste de l’identité des individus quand l’identité du territoire s’efface elle aussi de la mémoire collective.
Car quoiqu’il arrive, si la kiselina, dans le processus de fermentation, retarde la dégradation, elle ne saurait l’empêcher.
Dans ce manifeste de la perte, l’autrice redonne de l’importance à des choses très quotidiennes et, grâce à un jeu très subtil avec les codes et les conventions théâtrales, échappe au naturalisme. Par tous ces procédés, Asja Krsmanović cède une large place à l’équipe artistique qui s’emparera de son texte.