La fin du monde est là : tandis qu’une sécheresse infernale ravage Istanbul – mais aussi la terre entière – et que le gouvernement peine à gérer les besoins et à contenir la révolte de toute la société, Diyar, musicien des rues agoraphobe, rencontre la mystérieuse Leyla, une fille facile venue d’on ne sait où et qui noue avec lui une relation d’amour platonique très forte. Diyar frappe sur sa darbouka, Leyla chante et danse. Ils recueillent même un chat, le Minot. Un étrange parti crypto-religieux nommé l’Entendement prend une part active dans la révolte, mais quand le gouvernement tombe, ils s’emparent du pouvoir, révèlent leur visage et lancent une violente répression contre les minorités. Leyla rejoint la résistance, mais elle s’éloigne de Diyar à mesure que celui-ci se rapproche de l’Entendement. Elle finit par disparaître complètement, laissant le garçon seul avec le Minot. Ensemble, ils partent à sa recherche, d’abord dans Istanbul, puis le long des frontières, qui sont désormais arpentées par les Parasites, des individus dont personne ne veut plus nulle part. Consumé par la culpabilité de sa trahison envers Leyla, Diyar passe de village en campement, écoutant des histoires et racontant la sienne. Jusqu’au jour où il rencontre des combattantes, camarades de Leyla, qui lui racontent sa fin tragique.
Ce long monologue est une histoire d’expiation. Le temps du récit est celui de l’errance du personnage le long des frontières. Chaque soir, il raconte son histoire – l’histoire de Leyla, l’histoire du Minot – à un public de Parasites toujours différents. S’accompagnant de sa darbouka, avec laquelle il rythme sa narration, il nous raconte la rencontre avec Leyla, le désordre climatique, la montée en puissance du régime répressif de l’Entendement, comme dans une tentative – vouée à l’échec et sans cesse renouvelée – de se pardonner à lui-même sa trahison.
La métaphore musicale du titre donne le ton : le discours est porté par l’irrégularité du rythme, mais aussi par une énergie incroyable flirtant tantôt avec le rire, tantôt avec les larmes. La parole est proférée par salves, et presque toujours ponctuée de points d’exclamations. Et de coups de darbouka ! Que l’auteur utilise en didascalies pour délimiter les différents temps du récit ou permettre à la mise en scène de moduler l’intensité des différents passages.
Le principal défi de traduction aura été celui de l’oralité. Dans le texte turc, l’auteur peut facilement – le turc étant une langue phonétique – retranscrire le parler de son personnage, marqué de très nombreuses, voire systématiques élisions. Il m’a fallu trouver un système équilibré pour rendre cette oralité sans recourir à une retranscription graphique de la langue parlée, qui aurait aliéné le lecteur et limité le comédien. J’ai systématiquement supprimé le « ne » de la négation et, si je me suis abstenu de phonétiser la langue de Diyar, qui est celle de la rue, j’ai disséminé par-ci, par-là, des irrégularités, des incorrections de langage, qui contribuent à manifester l’épaisseur du personnage. Reste que le comédien qui incarnera Diyar doit se sentir libre d’évoluer dans cette langue en introduisant toutes les élisions qui lui permettront de se l’approprier.
Apocalypse en 9/8 est une pièce saisissante. Et dérangeante. Peut-être parce qu’elle réussit l’une des choses les plus difficiles dans l’écriture de théâtre, et sans doute dans la littérature tout court : construire une fiction à laquelle on adhère, tout en nous tendant le miroir déformant de la réalité dans laquelle nous vivons. Or, ce que le miroir tendu par cette pièce nous montre, à l’aube de notre deuxième quart du XXIe siècle, est d’une violence inouïe, violence que la proximité que l’on ressent avec l’époque et les faits, ainsi que l’affection que l’on nourrit pour les personnages ne fait que décupler.