À l'intérieur. Une histoire vraie, si vous le voulez.

de Giuliana Musso

Traduit de l'italien par Julie Quénehen

Avec le soutien de la MAV

Écriture

  • Pays d'origine : Italie
  • Titre original : Dentro. Una storia vera, se volete.
  • Date d'écriture : 2021
  • Date de traduction : 2023

La pièce

  • Genre : théâtre documenté
  • Nombre d'actes et de scènes : 12 chapitres et 1 chapitre final
  • Décors : Rien n’est spécifié dans les didascalies. Des éléments de décor peuvent être choisis à partir de l’histoire.
  • Nombre de personnages :
    • 4 au total
    • 1 homme(s)
    • 3 femme(s)
    • Les deux personnages principaux sont Giuliana (l’autrice) et Roberta (la mère) et une didascalie indique que la comédienne qui joue le rôle de Giuliana interprète aussi les deux autres personnages (le Magistrat et Antonia, l’avocate).
  • Durée approximative : entre 75 et 90 mn
  • Création :
    • Période : septembre 2020
    • Lieu : Teatro Goldoni (Biennale di Venezia)
  • Domaine : protégé

Édition

Cette traduction n'est pas éditée mais vous pouvez la commander à la MAV

Résumé

C’est la rencontre entre Giuliana, l’autrice et Roberta, la mère. Roberta livre à Giuliana le début d’une histoire d’inceste concernant sa fille Chiara : elle voudrait que Giuliana puisse en faire un spectacle. Si elle n’espère plus rien de l’enquête qui a été classée, elle espère pouvoir aider les autres par le biais du théâtre. Mais Giuliana pense ne pas être capable de prendre en charge cette histoire et décline la proposition de la transformer en spectacle. Elle changera d’avis lorsque, dans le même temps, on lui propose de participer à un festival sur le thème de la censure et de la dissimulation. Giuliana conclue donc un pacte avec Roberta : elles décident ensemble d’aller au bout des choses, Giuliana enregistre leurs conversations, Roberta s’engage à tout raconter. Par l’intermédiaire du personnage de Giuliana, nous entrons dans la démarche d’investigation propre au théâtre de Giuliana Musso. Giuliana fait part de ses recherches sur le phénomène et sur la théorie de la séduction de Freud. Au fil des conversations entre Roberta et Giuliana, nous apprenons des éléments sur le parcours de Chiara : de sa toute petite enfance à son adolescence compliquée, personne n’a suffisamment entendu sa parole et la vérité a glissé entre les mains de dizaines de spécialistes. Giuliana interroge un magistrat : le but d’un procès est-il de faire émerger la vérité ? Est-ce la vérité qui porte la réparation ? Le magistrat, dans un monologue instructif, amène le spectateur à se questionner sur les notions de secret, censure et tabou. La définition du tabou comme élément de notre culture est glaçante parce qu’elle nous donne à comprendre le poids de cet énorme verrou. L’enquête continue : Giuliana se rend chez une inspectrice de la police judiciaire, spécialisée dans les délits qui appartiennent à ce que l’on nomme en Italie depuis la loi de 2019, le « code rouge » (un code qui prévoit une procédure d’urgence pour lutter contre les formes de violence de genre et intrafamiliale). Dans cet entretien, la policière témoigne de la difficulté à recueillir des preuves valables pour le procès. « La souffrance n’est pas une preuve ». Ce qui amène Giuliana à rencontrer Antonia, une avocate qui pense qu’un procès aurait été plus destructeur que réparateur pour Chiara. Dans le chapitre final, Giuliana annonce à Roberta qu’elle a trouvé une comédienne pour interpréter son rôle. Elle mettra en scène leur dialogue, pour être au plus près de la vérité.

Regard du traducteur

« Voilà ce qu’elle veut de moi : un spectacle sur l’abus sexuel intrafamilial. Disons le mot : inceste. Mot qu’on n’arrive même pas à prononcer. » C’est ce que dit le personnage de Giuliana au chapitre 1. À l’intérieur est une pièce sur l’inceste. Certes, mais Giuliana Musso ne met pas tant en scène l’inceste que les mécanismes du tabou. Elle cherche à comprendre pourquoi une mère ne se rend compte de rien, pourquoi une victime n’arrive pas à parler, pourquoi des médecins, des psychologues, des juges et autres professionnels sont capables d’entretenir le tabou. Sa méthode est l’enquête. Sa matière première, des centaines de pages de transcriptions d’interviews et de conversations, de lectures et de recherches. L’enquête est aussi la forme donnée au texte. Un dialogue entre une mère qui livre son histoire et l’autrice qui se met en scène en train d’écouter ce témoignage et de le transformer en spectacle, c’est-à-dire de lui donner une voix. Ce n’est pas une enquête faite du dehors, c’est bien une enquête qui nous plonge au-dedans de l’histoire, et au-dedans du théâtre comme étant un des lieux où l’on peut peut-être réussir à briser le tabou. Hors de question pour nous les spectateurs de rester à l’extérieur, on est mouillés, c’est comme si on était dans le café lors de la première rencontre avec cette femme, comme si on était à la place de l’autrice et de son personnage. Cette histoire nous est presque chuchotée à l’oreille et on ne peut plus ensuite faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé. Le processus d’identification est trop fort avec celles qui doivent ouvrir les yeux, écouter les mots et ce qu’ils disent vraiment. Giuliana Musso le dit très bien : cette pièce n’est pas un « travail sur la violence mais sur l’occultation de la violence. » En nous entraînant dans sa démarche d’investigation, la dramaturge nous permet de prendre par moment de la distance avec ce récit et ce faisant, elle nous amène à penser l’inceste comme un fait culturel. Les apports de connaissance relatifs à Freud et à sa théorie de la séduction montrent combien le théâtre de Giuliana est un théâtre politique, un théâtre de pensée.

Ce travail arrive au terme d’un parcours dramaturgique très construit au sein duquel les femmes occupent une place centrale. L’autrice remporte beaucoup de succès en écrivant et en interprétant le monologue Nati in casa (2001) où elle s’interroge sur la question de la naissance et des violences qui pouvaient l’accompagner autrefois et qui existent encore aujourd’hui. Puis, son travail se resserre sur la thématique de la violence et en 2009, elle crée Odiare Medea, inspiré du roman de Christa Wolf, sur nos sociétés andocratiques. Elle écrit ensuite une trilogie, adoptant une démarche de théâtre d’enquête. Mio eroe (2016) est un texte sur la guerre qui fait entendre la voix des mères des soldats italiens morts en Afghanistan. La fabbrica dei preti (2012) s’intéresse à la manière dont on formait les prêtres en séminaire dans les années 50 et 60 en Italie. Enfin, Dentro (2020) traite cette question de l’inceste.

Question qui depuis début 2021 est, en France, particulièrement d’actualité. C’est à cette date que l’on commence à parler d’un #METOOINCESTE, notamment suite aux révélations de Camille Kouchner dans son livre La familia grande publié au Seuil. Édouard Durand, magistrat spécialiste des violences faites aux enfants et co-président de la Commission indépendante sur l’inceste (la Ciivise), créée en janvier 2021, livre des chiffres édifiants : 160 000 enfants victimes chaque année, 70 % de classements sans suite parmi les enquêtes pénales. Au micro de France Culture (« La grande table des idées », 10 mai 2022), en employant des mots qui entrent très fortement en résonance avec ceux de Giuliana Musso dans la pièce, il décortique les mécanismes utilisés par l’agresseur pour imposer le silence. Un des premiers moyens pour lutter contre cette omertà est, selon le magistrat, de « remettre le langage en place », de recueillir la parole de ces enfants victimes qui se dessinent sans bouche, de « restaurer le langage » et par là, le sujet lui-même. À plusieurs moments dans la pièce, c’est bien cela dont il est justement question : à quoi sert le parcours en justice pour une victime ? Il me semble qu’une des conclusions à laquelle parvient la dramaturge touche à cette question de la restauration : il ne s’agit pas tant que la vérité éclate (le procès pourrait être destructeur – c’est ce qu’énonce également le magistrat), mais bien que la parole puisse être restaurée, que la victime puisse être réparée en tant que personne, en tant que sujet qui doit continuer à vivre.