Lui il sera différent

de Staša Bajac

Traduit du serbe par Marie Van Effenterre

Avec le soutien de la MAV

Écriture

  • Pays d'origine : Serbie
  • Titre original : Ovaj će biti drugačiji
  • Date d'écriture : 2016
  • Date de traduction : 2021

La pièce

  • Genre : drame
  • Nombre d'actes et de scènes : 5 scènes
  • Décors : non précisé
  • Nombre de personnages :
    • 3 au total
    • 3 femme(s)
  • Durée approximative : 90 mn
  • Création :
    • Période : 2019
    • Lieu : Atelier 212, Belgrade
  • Domaine : protégé

Édition

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Résumé

Trois jeunes Belgradoises se croisent, se conseillent et se défient.

Avec obstination, elles cherchent à donner corps à leurs aspirations.

Ivana et Mirela discutent sans s'écouter de leur quotidien et de leur avenir. Elles ont une obsession : rencontrer un homme et accéder à l'aisance matérielle. Elles ont une stratégie : miser sur le physique et les artifices. Elles rencontrent Jovana dans une boîte de nuit avec qui elles ont une dispute mémorable, saturée de rivalité. Mirela masque sa compassion derrière son agressivité et ses conseils cyniques. Les deux autres rêvent de celui qui, elles l'assurent, sera différent. C'est là que le texte bascule, avant que ne se forme le trio : à leurs considérations générales sur l'idéal masculin se substitue pour Jovana une rencontre avec un homme fruste – le frère de Mirela – et pour Ivana la vie domestique et amoureuse dont elle avait rêvé. Mais se heurtent aux espoirs de la première une réalité sexuelle brutale, à laquelle elle pense avoir l'obligation de céder, tandis que la seconde sombre vers la dépression à mesure que la grossesse affecte son corps, qu'elle avait jusqu'alors considéré comme son principal outil. Mirela, en un réflexe viscéral, ne dévie pas du panégyrique aveugle qu'elle voue à son frère. Mais Jovana se vengera, dans un geste de violence inattendu. Ensemble, elles finiront par rêver d'un monde en miroir, où les hommes sont relégués à leur fonction productive dans un espace urbain dédié au travail, au pied des femmes qui les manipulent ou les ignorent à leur gré.

En cinq scènes et trois personnages, Staša Bajac restitue le point de vue de celles que l'on nomme dans l'espace post-yougoslave les sponzoruše. Ce terme péjoratif, né dans les années 1990, désigne des femmes qui cherchent à épouser des hommes plus ou moins riches, mafieux ou tirant leurs revenus de l'économie grise, et perçus comme puissants, pour les « sponsoriser ». En échange du confort économique et matériel qu'ils leur prodiguent, elles leur vouent une fidélité et une loyauté à toute épreuve. C'est un pacte, où s'exerce le fort ascendant de l'homme. À travers la trajectoire d'Ivana, Jovana et Mirela, l'autrice déploie un ensemble de fils thématiques qui dessinent les contours de cette réalité sociale, marquée par la pauvreté, l'injustice et la violence patriarcale. Le rêve néolibéral leur promet une échappatoire, que la télé-réalité et les soap-opera parachèvent de mettre en scène. Leur corps devient alors un champ de bataille. Il est malmené à coup de prothèses mammaires, de faux ongles, d'extensions pour cheveux. Il est humilié et violenté par les hommes auxquels ces altérations sont destinées.

Le texte a recours au conte pour décrire le cercle vicieux dont ces femmes peinent à sortir. Cendrillons post-modernes, ces jeunes femmes sans fortune rêvent du prince charmant et transforment brutalement leur apparence pour parvenir à leurs fins. Si elles y consentent, elles ne sont pas dupes. Mais les répétitions syntaxiques et lexicales témoignent de leur difficulté à échapper aux injonctions qui leurs sont faites. Elles répètent inlassablement les mêmes phrases, et dans un dialogue de sourds, s'adressent plus souvent à elles-mêmes qu'aux autres. Le jeu de miroir culmine avec le parallèle qui s'établit entre Ivana et Jovana, dont les prénoms et les propos sont similaires, mais les destins divergents.

Sans indications scéniques, Bajac choisit de ne pas diriger ces femmes, de ne pas en faire des marionnettes, et donc de leur laisser toute la place. Ce sont elles qui tirent les fils. C'est sans doute son parti pris le plus fort. De même, elle confère à ces femmes, perçues par le reste de la société comme idiotes et interchangeables, une voix inédite. Elle s'appuie sur leur sens de la répartie et leur inventivité discursive pour créer une langue qui restitue à chacune son individualité et sa complexité, dans un jeu de bascule sans cesse maintenu entre la poésie et la vulgarité. Le ton ironique, futile, spirituel, n'exclut pas la gravité. Une grande attention est dévolue à la corporalité, aux effets du matérialisme et du machisme sur les corps. Mais le regard n'est jamais misérabiliste ou surplombant, car elles sont, du début à la fin, maîtresses de leur propre récit et autonomes dans le texte dramatique. Au fil des discussions et des antagonismes qui les opposent, elles se révèlent plus complexes que les archétypes auxquels on aurait voulu les assigner. Elles livrent des bribes de leurs origines, de leur famille et de leur passé. On voit apparaître des mères, dévouées et usées, un frère violent et un père méprisé. Les hommes, sujets de toutes les conversations, sont congédiés hors champ : ils sont réduits à de simples mots. Et cette relégation prend une forme de revanche.

Regard du traducteur

La pièce de Bajac est un texte engagé qui refuse la parodie. Elle questionne et rend visible le glissement progressif de la violence vers sa banalisation, qui culmine ici avec la mise en parallèle de deux scènes de sexe dont tout consentement est absent. Refusant les effets gratuits et la complaisance, Bajac fait preuve d'un sens magistral de la responsabilité. Les sponzoruše sont un phénomène propre à la société post-yougoslave, né avec l'éclatement du pays, mais elles font aussi écho à une réalité sociale plus vaste, qui dépasse les frontières de la région. Ce terme pourrait aussi être utilisé dans d'autres espaces géographiques. Il traduit de manière exacerbée les conséquences du néolibéralisme et des normes patriarcales, où les femmes sont maintenues dans la dépendance des hommes et leur corps considéré comme un produit parmi d'autres. Cet effet de loupe invite le public à repenser ses préjugés et ses comportements, mais suscite aussi un fort pouvoir d'identification. Mirela, Ivana et Jovana, comme les héroïnes de la télé-réalité française, pourraient aussi être nos sœurs, nos filles, ou nous-mêmes.