Le Sens de la vie d’Emma

de Fausto Paravidino

Traduit de l'italien par Caroline Michel

Avec le soutien de la MAV

Écriture

  • Pays d'origine : Italie
  • Titre original : Il senso della vita di Emma
  • Date d'écriture : 2017
  • Date de traduction : 2020

La pièce

  • Genre : roman théâtral
  • Nombre d'actes et de scènes : Première partie : Un prologue et 7 scènes / Deuxième partie : La pièce ne comporte aucune scène, mais un épilogue.
  • Décors : Première partie : un théâtre, une exposition, fête foraine, chez Giorgio et Clara, chez Antonietta et Carlo, dans la rue, chez Giorgio et Clara, chez Antonietta et Carlo, à l’église, dans la rue. Deuxième partie : une exposition de peinture, chez Antonietta et Carlo, la BBC, un musée.
  • Nombre de personnages :
    • 17 au total
    • 7 homme(s)
    • 10 femme(s)
  • Durée approximative : 180 mn
  • Domaine : protégé, L'Arche

Édition

Cette traduction n'est pas éditée mais vous pouvez la commander à la MAV

Résumé

Première partie

La pièce se déroule dans un théâtre, où a lieu le récit d’une tranche de vie de deux familles, sur une dizaine d’années, de 1968 à 1978.

La pièce s’ouvre sur le vernissage d’une exposition, en 2018. Parmi les œuvres représentées, le portrait d’une femme, Emma.

Puis nous entrons dans le récit de l’histoire de la famille d’Emma (qui n’est pas encore née), composée de ses deux parents, Antonietta et Carlo et de ses frères et sœurs, Marco et Giulia, et de la famille de Leone, composée de ses deux parents, Clara et Giorgio. Les deux familles, issus de milieux petits-bourgeois, vivent dans une ville moyenne du nord de l’Italie.

Les parents des deux familles sont des amis de longue date, qui se sont connus très jeunes, lors d’une fête foraine, à l’issue de laquelle les deux couples se sont formés.

Dès lors, ils n’ont eu de cesse de se fréquenter, jusqu’à la naissance de Marco, le premier enfant d’Antonietta et Carlo. Là les chemins des deux familles se sont momentanément séparés, suite à une petite querelle sans importance, mais aussi à l’inévitable changement de vie provoqué par la naissance du premier enfant.

Puis, plusieurs années plus tard, les deux femmes se retrouvent, renouant immédiatement une profonde amitié qui leur avait réciproquement manqué.

Antonietta et Carlo sont maintenant parents de deux enfants, car Giulia, leur première fille est née, et ils attendent leur troisième enfant, Emma. Clara et Giorgio ont eu leur premier enfant, Leone. Les deux femmes se racontent là où elles en sont de leurs vie, de leurs couples, leurs états d’âme respectifs, leurs joies, leurs frustrations. Toutes deux souffrent dans leur couple et leur vie de famille, en particulier Antonietta qui ne sait plus où elle en est. Clara lui propose alors de s’installer chez eux jusqu’à la fin de sa grossesse. Ce qu’elle accepte. Après une très grande difficulté à accepter le choix de sa femme, Carlo cède sous la pression de ses amis qui l’incitent à assumer la situation et à s’occuper seul des enfants. Ces derniers lui font la vie dure et ne cessent de hurler et de pleurer. La voisine Madame Berta prend alors parti pour Antonietta, et va donner un coup de main à Carlo pour endormir les enfants le soir. Elle tente de les rassurer en leur racontant comment sa mère à elle a du quitter le foyer pour échapper à la violence de son mari, et comment elle a pu, longtemps plus tard, retrouver sa mère qu’elle croyait morte.

Un lien de solidarité se noue entre la voisine et Carlo.

Le départ d’Antonietta provoque des réactions de toutes parts et en particulier de l’église qui s’en mêle. Le prêtre Don Mario fait irruption chez Clara et Giorgio où il tente de ramener Antonietta à la raison en arguant des propos moralisateurs et conservateurs empreints d’une vision patriarcale du monde qui font bondir et hurler les deux femmes, qui ne croient plus en Dieu depuis longtemps. Entre temps, Carlo a décidé d’aller convaincre sa femme de revenir, accompagné par la voisine Madame Berta et les deux enfants. Une scène de ménage éclate entre les deux époux séparés, puis s’étend progressivement à tout le groupe réuni, chacun donnant son avis l’un après l’autre, y compris le curé, qui attablé à boire de la liqueur continue son sermon.

C’est alors qu’intervient la voisine Madame Berta, pour dénoncer le prêtre et sa liaison illégitime avec la femme d’un des amis des deux familles. Le prêtre rouge de honte quitte alors les lieux précipitamment. Chacun reprend ses esprits, et Carlo, la voisine et les enfants repartent chez eux.

Puis arrive le jour de la naissance d’Emma, tant attendu par tous, aussi bien par Carlo et les deux enfants, que par le couple d’amis qui avaient hébergé Antonietta durant sa grossesse. Après avoir cherché désespérément une voiture pour amener Antonietta à l’hôpital, tous se rendent in extremis sur les lieux de l’accouchement, pour accueillir dans une excitation certaine, la venue au monde d’Emma, qui va rassembler de nouveau les époux.

 

Deuxième partie

La pièce met en scène des événements qui se déroulent, de manière non chronologique, entre 1978 et 2018. L’histoire est la continuation de la première partie. Aux personnages déjà connus, s’ajouteront d’autres personnages que nous découvrirons au fur et à mesure. La pièce va se concentrer sur le personnage d’Emma, sur les différentes étapes de son évolution, depuis son enfance jusqu’à l’âge adulte.

La deuxième partie commence en 1996, à Londres, dans une galerie d’art. Emma a alors 18 ans. Une brebis éventrée et éviscérée est l’œuvre centrale de l’exposition. Trois jeunes féministes animalistes se dénudent et créent un happening pour s’opposer à l’exposition qui s’en prend aux animaux. La police intervient mais l’une des trois femmes s’empare d’une peinture accrochée au mur pour l’empaler sur la brebis éventrée.

En Italie, Giorgio, le père de Leone, appelle la famille d’Emma pour les avertir qu’il vient de la voir à la BBC en train de détruire des œuvres d’art dans un musée à Londres.

Emma a maintenant quatre ans, toute la famille l’emmène voir une orthophoniste parce qu’elle ne parle pas. Celle ci réussit à la faire parler, et c’est alors qu’Emma se met à injurier tout le monde, et à dévoiler les secrets et les failles de chacun des membres de sa famille. Chacun va alors peu à peu abuser d’elle en la faisant parler à propos de tout et de tous, pour régler leurs relations intrafamiliales.

Puis on assiste à l’évolution d’Emma à travers ses relations amicales, rares et exclusives, son lien particulier et privilégié à Leone, le fils de Giorgio et Clara. Elle affirme peu à peu son amour pour la nature, les animaux, devient végétarienne, et fonde à l’adolescence avec son amie Genziana un mouvement pour le respect des espèces. Elles créent des mini événements d’éco-terrorisme jusqu’à se lier avec des activistes étrangères à Londres et à organiser cette manifestation contre l’exposition d’artistes qui s’en prenaient aux animaux. Ses amies l’abandonnent et Emma disparaît.

En Italie, Leone décide de partir à Londres à la recherche d’Emma. Emma finit par donner de ses nouvelles à sa mère, qui lui apprend que Leone est venu la retrouver. Ils finissent par rentrer tous deux en Italie. Leone, follement épris d’Emma qui ne semble pas le lui rendre, revient triste et dépressif, il laisse tomber ses études et s’éteint peu à peu, décidant de couper toute relation avec Emma.

Emma, elle, revient plus engagée et plus affirmée que jamais dans ses idées sur l’écologie et l’oppression de l’homme sur les différentes espèces et finit par s’inscrire en agronomie où elle fait des études brillantes. Puis elle se fait engager par l’entreprise Cargill, malgré la sidération de son amie Genziana, qui la traite de criminelle et décide de ne plus la voir.

Entre temps, Emma tentait de se réconcilier avec Leone, qui ne voulait rien savoir.

Emma se marie alors avec Splendido, le fils d’un ami de Carlo et Antonietta, un séducteur né, qui multipliait les conquêtes et qui avait eu une vague relation avec Marco, le frère d’Emma, deux ans plus tôt. Leur mariage ne tient pas plus de deux ans, car Splendido commence secrètement une relation avec l’orthophoniste qui avait soigné Emma. Emma les surprend et ils se séparent. Emma se replie sur elle-même, puis un beau jour, elle disparaît en ne laissant aucune trace d’elle sur internet.

Sous la pression et l’inquiétude de tous, Marco finit par parler, révélant qu’elle est allée se réfugier au Kosovo, chez un ami de la famille, avec lequel il s’était lié d’amitié dans un moment de grand questionnement existentiel, notamment sur sa possible homosexualité.

Puis nous sommes maintenant en 2018, dans le même vernissage qu’au début de la première partie de la pièce, vu sous un autre angle. Leone parle avec l’artiste allemande, Ingrid, l’auteur du portrait d’Emma, qui est exposé. Ils parlent entre autres d’Emma, que tous deux ont aimé. Puis Ingrid s’en va, laissant Leone seul avec le gardien du musée.

Le gardien sort, et Leone se cache dans le musée, dans lequel il se fait enfermer. Emma entre à son tour, elle ne voit pas Leone et munie d’un cutter, elle s’approche de son portrait. Leone entre et ils se retrouvent. Ils se confient l’un à l’autre, sur le passé, les non dits qui les ont séparés. Emma raconte qu’elle est revenue à Londres pour détruire son portrait car Ingrid avait juré qu’elle ne l’exposerait jamais. Leone et Emma se racontent les derniers épisodes de leurs vies, et peu à peu les personnages de leur récit s’incarnent et participent à leur conversation. C’est une sorte de bilan sur leur vie, Emma parle du non sens de sa vie et de son besoin de repartir à zéro. Ingrid apparaît alors, lui disant que si elle le souhaite, elle peut maintenant détruire le tableau, mais Emma est maintenant pacifiée par ce long échange avec les siens, et ne le souhaite plus, elle peut maintenant assumer son image, le regard que l’on porte sur elle, sa propre histoire, qui contient, comme le dit sa mère, les histoires de toutes les femmes de sa vie.

L’acteur qui joue Carlo, révèle alors qu’il est le dernier de la famille, le petit frère d’Emma, qu’il fait aujourd’hui du théâtre et qu’il a voulu par ce biais raconter l’histoire de sa sœur et de sa famille, pour tenter de faire apparaître Emma, elle qui se cache, qui apparaît puis disparaît, qui a du mal à s’incarner.

Regard du traducteur

Ce qui nous intéresse de prime abord dans cette longue pièce en deux parties, c’est avant tout sa forme littéraire particulière, que l’auteur définit comme un roman théâtral. Cette forme implique une écriture qui alterne entre un récit, pris en charge par les personnages de l’histoire, et des scènes dialoguées, créant des petites fenêtres théâtralisées plus ou moins longues. L’histoire se déploie ainsi sur un arc temporel très large, traçant le portrait d’une famille et de son entourage proche sur plusieurs générations, de 1968 à nos jours. Pour autant, la narration ne se veut pas linéaire, ni drastiquement chronologique. On voyage plutôt dans des temps et des réalités qui parfois s’entremêlent, donnant une profondeur et une complexité à la pièce, qui s’interroge sur les liens sous jacents entre passé, présent et futur, sur la résonnance des événements passés sur le présent et l’avenir, impactant à la fois le monde social, culturel et politique d’un pays, et les individualités, comme ici les membres d’une même famille.

L’auteur se plaît ici à multiplier les mises en abîme, et ainsi les différents ressorts théâtraux. La pièce a lieu dans un théâtre nous précise l’auteur, ce qui créé d’emblée une sorte de distanciation vis à vis de l’histoire, où les personnages sont à la fois rôle et acteurs, conteurs et personnages, glissant du style indirect au style direct, mais où la place du spectateur est invitée elle aussi à se déplacer, d’un rôle actif qui l’inclut à l’histoire lorsque les acteurs s’adressent directement à lui, à un rôle plus passif lors des scènes dialoguées. Ces choix stylistiques sont aussi là en résonnance avec les propos de la pièce, qui s’interroge sur "le sens de la vie d’Emma", sur la question du libre arbitre, de la liberté individuelle, et de l’influence des autres sur nos vies, qui nous rend tantôt acteurs et tantôt prisonniers de notre réalité. C’est ce avec quoi luttent ici tous les personnages, et en particulier les personnages féminins, dont la place dans la société a été surdéterminée par l’identité catholique et patriarcale de l’Italie au 20ème siècle. C’est donc aussi la question du féminin et de sa libération progressive, aussi bien sur le plan familial, personnel que professionnel, qui est ici abordée. Le personnage d’Emma, en résonnance avec celui de sa mère Antonietta, qui luttera toute sa vie pour exister en tant que femme et non pas seulement en tant que mère et épouse, suit une évolution qui raconte cette individuation progressive. En effet, Emma, totalement absente dans la première partie du texte, n’existe qu’à travers le récit des autres; puis, dans la deuxième partie, par leurs personnalités écrasantes, les membres de sa famille vont faire d’Emma une enfant marionnette qui ne parle pas, manipulée par les autres, au sens propre comme au figuré, avant de s’incarner dans la peau d’une comédienne dès lors qu’elle deviendra adulte, pleine de doutes et d’interrogations, mais dans une quête d’émancipation par rapport à tous les rôles imposés par la société. Elle finira divorcée, seule, sans enfants, elle aura même quitté son travail mais elle sera peut-être plus proche d’elle-même, plus apaisée.

En parallèle à ce processus d’individuation propre au personnage d’Emma, on assiste à travers des scènes chorales dans des lieux d’exposition, dans la famille, chez des amis, à la transformation des mœurs de la société, de l’art, de la politique, mais aussi de cette génération X dépeinte ici, aux prises avec une quête identitaire sur fond d’homosexualité, de psychanalyse et de crise socio-économique.

Fausto Paravidino nous livre donc une œuvre très attachante, complexe et fouillée, où la profondeur des différents sujets abordés n’empêche jamais à l’humour de s’infiltrer dans l’écriture. En témoignent notamment certains personnages qui frisent parfois le grotesque, comme le curé Don Mario, à travers lequel l’auteur dénonce virulemment l’hypocrisie de l’église, ou encore les relations entre frères et sœurs à travers les personnages de Marco et Giulia, où la famille devient le lieu des cruautés les plus jubilatoires. Mais les moments de tendresse et d’émotion sont aussi nombreux, comme certaines scènes d’aveu entre parents et enfants où les incompréhensions intergénérationnelles deviennent des vecteurs émotionnels puissants.

L’écriture de Fausto Paravidino, toujours inventive, vive, intelligente, nous tient en haleine tout au long de cette longue fresque théâtrale aux accents tchékoviens.

 

Point de vue de l’auteur

Je voulais construire une pièce sur une absente : la femme du portrait. Emma est une femme, nous la connaissons à travers les témoignages des personnes qui l’ont connue. Elle apparaitra seulement à la fin pour nous dire qui elle est. J’ai écrit la première partie, l’histoire des parents d’Emma en une semaine, la deuxième, celle d’Emma, en neuf mois.

La première partie, qui a lieu dans les années soixante dix, je l’ai écrite rapidement parce que nos parents savaient qui ils étaient, pour le meilleur et pour le pire. La deuxième partie, qui va des années quatre vingt dix à nos jours, m’a demandé beaucoup plus de temps parce que nous, nous nous cherchons et nous ne nous sommes pas encore trouvés. La première partie a donné vie à un spectacle très classique, la deuxième à un spectacle beaucoup plus fragmenté et parfois angoissant. Le Sens de la vie d’Emma est l’histoire de trois générations de femmes aux prises avec une peur très féminine de disparaître, derrière leurs maris, derrière leurs enfants, à l’intérieur des cuisines, ou broyées par la virilité présumée de l’histoire. Il y a un moment dramatique dans la vie de ces trois femmes (la mère de la voisine de la famille d’Emma, la mère d’Emma, et Emma elle-même) dans lequel elles réussissent à trouver le moyen de ne pas disparaître mais pour le faire, elles doivent affronter toute la société.