J’ai rendez-vous avec diEU

de Asiimwe Deborah Kawe

Traduit de l'anglais par Gisèle Joly

Avec le soutien de la MAV

Écriture

  • Pays d'origine : Ouganda
  • Titre original : Appointment With gOD
  • Date d'écriture : 2013
  • Date de traduction : 2020

La pièce

  • Genre : fable politique
  • Nombre d'actes et de scènes : 3 « journées »
  • Décors : L’ambassade américaine d’un pays en voie de développement
  • Nombre de personnages :
    • 12 au total
    • 3 homme(s)
    • 5 femme(s)
    • 12 personnages pouvant se ramener à 9.
  • Durée approximative : 100 mn
  • Domaine : protégé

Édition

  • Edité par : Espaces 34
  • Prix : 15.00 €
  • ISBN : 978284705-267-1
  • Année de parution : 2021
  • 104 pages

Résumé

À l’ambassade des États-Unis d’un « pays en voie de développement » qui n’est pas nommé, Kakye, une jeune Africaine passionnée par son travail de recherche dans le social, vient faire une demande de visa pour se rendre à un congrès de jeunes espoirs aux États-Unis. Dans la file d’attente, elle lie connaissance avec Achen, jeune femme tout aussi déterminée à obtenir un visa pour la même destination mais pas pour la même raison.

Elles se sont munies des documents nécessaires (formulaire de demande de visa avec photo strictement conforme, passeport en cours de validité, lettre d’invitation) et des cent dollars. Mais est-ce bien suffisant ? Quelle preuve peuvent-elles donner de leur attachement à leur pays natal quand, pour les agentes des services de l’immigration, les « diEUx », la question est avant tout de savoir si elles ne vont pas excéder de manière illégale la durée de leur visa ? Achen pourra-t-elle prouver qu’elle ne cherche pas à émigrer clandestinement ? Kakye pourra-t-elle prouver qu’elle n’est pas une terroriste ? Les « diEUx » ne sont pas faciles à apaiser, mais Kakye, comme la centaine d’autres demandeurs de visa avec qui elle attend, n’a pas d’autre choix que de jouer le jeu, leur jeu, et de prier pour qu’ils veuillent bien lui sourire aujourd’hui.

Regard du traducteur

Que peut David contre Goliath ? Que peut l’être humain face à la machine administrative d’une puissance hégémonique, sinon se servir de sa fronde, quand tout ressortissant des États-Unis peut voyager dans 177 pays du monde (sur 218) sans avoir à demander de visa au préalable ? Que les États-Unis, par contre, autorisent uniquement les citoyens de 38 pays (dont 30 pays européens) à pénétrer sur leur sol sans avoir à faire une demande de visa ? Ainsi que le constate l’héroïne à la fin de la pièce : « C’est ta destination qui motive leur décision », la procédure d’obtention d’un visa pour se rendre aux États-Unis est, pour les ressortissants de la plupart des autres pays de la planète, coûteuse, imprévisible et profondément inégalitaire.

Des extraits de discours de trois présidents américains (George W. Bush, Barack Obama, Donald Trump) sur l’immigration, donnés en fond sonore, en contrepoint, dans chaque journée, ajoutent à la mise en perspective. Car ce sont d’abord les États-Unis – assurés d’avoir Dieu de leur côté – qui sont visés et, au-delà, ces pays occidentaux du Nord qui, comme eux, aiment tant à se présenter comme des bienfaiteurs et les garants des valeurs humanistes de progrès et de démocratie, et qui, sous couvert d’aide à l’Afrique, y poursuivent leurs intérêts économiques au mépris de ceux des populations locales.

Par l’allégorie de son titre et l’inversion ironique des minuscules/majuscules au nom de Dieu, tout comme par sa construction en trois « journées » digne des mystères du Moyen Âge, la première n’étant autre qu’un 1er avril (en anglais Fool’s Day, « journée des dupes »), J’ai rendez-vous avec diEU annonçait déjà la couleur. Celle de la satire politique. Empruntant pour ce faire à des formes culturelles quasi universelles comme la Bible (allusions à la Genèse ou à des passages du Nouveau Testament, surtout l’Apocalypse) ou le théâtre antique, la pièce dénonce l’injustice et l’arbitraire dont font preuve les puissances occidentales en Afrique, tournant en dérision leur sentiment de supériorité intrinsèque.

Kakye, l’héroïne, est à la fois protagoniste et récitante. C'est par ses yeux à elle qu’on voit toute la pièce, comme si celle-ci était une série de plans en caméra subjective. C’est pourtant bien un texte dramatique : Kakye n’est plus le même à la fin de la pièce. Après avoir essayé plusieurs stratégies pour avoir son visa, elle décidera que ce qui lui a été refusé ne mérite pas tant d’efforts : le jeu n’en vaut pas la chandelle. Trois journées, trois étapes dans la prise de conscience : soumission, humiliation, révolte. Kakye, prête au début à se conformer aux exigences d’une bureaucratie aussi dissuasive qu’absurde, finit, à l’instar d’Achen (autre demandeuse de visa, que la tragédie de la guerre civile pousse à l’exil), par se rebeller et refuser de se plier plus longtemps à ce jeu de dupes auquel son besoin d’un visa l’a amenée à participer.

Une femme africaine qui prend la plume, c’est toujours un acte politique. Mais tout l’art, tout le talent de l’autrice ougandaise est d’avoir fait ici de la fable politique un objet lyrique en même temps qu’éminemment théâtral ; passant, l’air de rien, avec une grande économie, d’un registre à l’autre, d’un genre à l’autre, d’une tradition à une autre. La pièce est écrite en forme de poème, dans une alternance de vers blancs ou rimés et de prose, tour à tour ironique, allégorique, poétique, émouvante. La langue est belle, musicale, rythmée, à la fois très écrite et très orale, faite d’échos, de renvois, de répons, de chant.

Ce qui n’empêche pas la violence d’affleurer… Écornant au passage, par le détournement de formules bibliques, ou du gospel « When the Saints Go Marching In » (chanté à l’origine aux enterrements), le messianisme d’un renouveau évangélique ultraconservateur qui s’est largement répandu en Afrique et s’avère plus redoutable pour les avancées sociales que les nuées de sauterelles pour l’agriculture, la pièce témoigne de la fierté d’appartenance de l’autrice à sa culture, à son continent, à son pays, à son sexe, questionnant l’idée d’attachement à une culture, à un territoire, par delà l’idée même de nation et de patrie, quand les différentes régions (le Nord, le Sud, l’Est, l’Ouest) n’ont pas le même destin, ne vivent pas les mêmes tragédies, souvent ne parlent pas les mêmes langues. La seule langue commune est ici celle de l’ancien colonisateur.

Asiimwe revendique une identité africaine, une dignité. Empruntant à l’art du conteur, au chant et à la danse dont elle a été nourrie depuis l’enfance, elle a trempé sa plume dans un vécu et une réalité partagée par des cultures réduites au silence. Mais elle aborde aussi une problématique universelle. Ainsi que l’expliquait son petit texte de présentation de la pièce sur Internet : « Après le 11-Septembre, le monde a considérablement changé. Notre manière de circuler a changé. La façon dont nous faisons nos bagages a changé. La façon dont nous nous présentons en public a changé. Ce que nous considérions autrefois comme une affaire privée est devenu une affaire publique. Nous nous soupçonnons les uns les autres dans nos interactions quotidiennes. Nous nous endurcissons et fermons tous les canaux de l’empathie et de la compassion. Quiconque a l’air différent nous inspire de la crainte, voire du ressentiment. Nous ne nous reconnaissons plus dans l’autre. Nous faisons comme si nous ne le voyions pas. Par peur. »

« Tout le monde a une histoire », dit la Foule dans la pièce. Et si Asiimwe, à travers son œuvre, raconte des histoires, c’est dans l’espoir qu’elles rendront un jour possible le changement, qu’elles feront réfléchir et aideront les gens à imaginer, pour leur communauté, pour leur société, pour le monde lui-même, de nouvelles façons de fonctionner, ne serait-ce que parce que les histoires contribuent à changer les perceptions.