Nous sommes en 2043. Reem et Sayeed sont un couple de Palestiniens qui aiment tous les jeudis aller participer à des actes sexuels en groupe et en plein air – « aller promener le chien », selon une expression anglaise qui n’a pas d’équivalent en français. Ils le font sur un territoire contesté par Israël, en marge de leur village à l’est de Jérusalem.
Reem et Sayeed ont perdu leur fille Loubna, assassinée par des soldats de Tsahal frustrés de ne pas avoir pu arrêter Sayeed à la suite d’une manifestation qu’il a menée. Leur fils Jawad est arrêté pour avoir tué (par jeu ? par vengeance ? par rebellion ? par accident ?) Sara, une jeune femme israélienne qui avait participé à l’opération qui s’est conclue par la mort de Lubna. Salwa et Tariq, cousins et complices de Jawad sont pourchassés et meurent également. Reem voit dans chaque événement qui survient, chaque acte qu’elle pose et chaque parole qu’elle prononce l’occasion de prendre sa revanche. Sayeed cherche quant à lui le calme qui lui permettra d’enfin pouvoir vivre son deuil et retrouver l’apaisement auquel il aspire. Derrière cet antagonisme apparent, l’un et l’autre cherche à retrouver leur dignité et un sens à leur vie rythmée par une violence absurde et arbitraire – en vain.
Sur un ton enlevé, irrévérencieux, cru et férocement drôle, Sami Ibrahim donne la parole à des voix qu’on a trop longtemps tues. Il leur offre la possibilité d’exprimer pleinement leur frustration et de déjouer l’auto-censure qui habite souvent les personnes opprimées. Il utilise un schéma narratif et un dispositif théâtral qui n’est pas sans rappeler la tradition du théâtre de tréteaux et de la Commedia dell’Arte, avec ses personnages campés, ses changements de scène très rapides et une alternance entre les adresses au public et le jeu de morceaux de l’histoire racontée par ses divers protagonistes.
En contraste avec ce ton léger, Sami Ibrahim explore avec beaucoup de finesse toute l’absurdité du cercle vicieux de la revanche ; il dénonce aussi la vaine recherche d’un coupable dans ce nœud inextricable de violence qu’est le conflit opposant Isräel à la Palestine. Cette pièce, écrite avant les événements de l’automne 2023, prend un ton (hélas) prémonitoire. Derrière son propre aveu d’impuissance toutefois, Sami Ibrahim propose une piste de résolution qui passe par l’humour et la dérision, et formule ainsi l’espoir de retrouver cette humanité qui nous est commune à toutes et tous, au-delà des conflits qui nous traversent.
Ce propos à la fois engagé (qui suis-je pour ne pas m’indigner des atrocités subies par la Palestine ?) et embarrassé (qui suis-je pour m’en indigner ?) me touche beaucoup, me renvoyant à ma propre incapacité à prendre une position claire sur ce sujet depuis la France, moi qui pourrais facilement devenir l’un de ces « veulent-bien-faire » dénoncés dans la pièce, pour leur prise de position contestataire et confortable, pour être « contre » sans vraiment envisager quoi que ce soit « au-delà du contre » (selon une formule empruntée à John Holloway), sans véritablement remettre en question l’ordre établi. Il y a une prise de risque à traduire et à soutenir cette pièce... et c’est peut-être encore l’acte le plus déraisonnablement censé que je puisse faire, peut-être le seul que je puisse faire, à la fois à ma portée et en lien avec mon quotidien. Il me semble en tout cas vital de contribuer à ce que les voix de Reem et de Sayeed soient entendues toujours plus, également en France et en français.