Cette tombe m’est trop petite

de Biljana Srbljanović

Traduit du serbe par Ubavka Zaric et Michel Bataillon

Avec le soutien de la MAV

Écriture

  • Pays d'origine : Serbie
  • Titre original : Mali mi je ovaj grob
  • Date d'écriture : 2013
  • Date de traduction : 2019

La pièce

  • Genre : drame
  • Nombre d'actes et de scènes : XIV tableaux
  • Nombre de personnages :
    • 5 au total
    • 4 homme(s)
    • 1 femme(s)
    • Trois hommes et une femme plutôt jeunes, un homme plutôt en âge mature.
  • Durée approximative : 120 mn
  • Création :
    • Période : 2013
    • Lieu : Shauspielhaus, Vienne
  • Domaine : protégé

Édition

  • Edité par :
  • Prix : 20.00 €
  • Année de parution : 2020
  • 160 pages

Résumé

Cette tombe m’est trop petite est le fruit d’une commande passée à Biljana Srbljanović dans le cadre des commémorations du centenaire du début de la Première guerre mondiale. La première a eu lieu le 12 mars 2014, date anniversaire de la mort de Zoran Djindjic, premier ministre démocrate et pro-européen, assassiné à Belgrade en 2003. Simple clin d’œil de l’auteur à l’histoire récente ou hommage osé au premier ministre dont elle partageait les idées ? Ou plutôt un triste bilan de notre monde contemporain et de ses secousses qui continuent à bouleverser un équilibre précaire d’une Histoire mal soldée entre les puissants ?

Dans les Balkans où un empire remplace l’autre, où les forces contraires des intérêts des grandes puissances se heurtent à des hégémonies locales, rien n’est simple, et encore moins la question de la nation, voire de la nationalité…

Les rêves des uns se heurtent aux compromissions des autres, mais tous continuent de hanter notre Europe comme les spectres des personnages de la pièce à la forteresse de Theresienstadt en Bohème ou au poteau d’exécution à Salonique, inconscients des conséquences de leur acte mais chacun fermement ancré sur ses positions.

L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche et tout ce qui découle de ce coup de feu du 28 juin 1914 à Sarajevo n’est qu’un bon motif pour construire un drame, une tragédie presque, où l’écriture fine ne laisse rien au hasard et nous fait voyager du passé au présent et esquisse un futur inquiétant.

Regard du traducteur

Cette tombe m’est trop petite est inspirée par le mouvement Jeune Bosnie et par l’attentat commis contre l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche à Sarajevo le 28 juin 1914. Bien que très documentée, la pièce n’est pas pour autant un témoignage historique. C’est une fiction dans laquelle les événements qui ont précipité le monde dans la Première guerre mondiale ne sont qu’un prétexte pour parler du monde contemporain.

La pièce est organisée en deux parties, soit quatorze tableaux et un interlude composé d’extraits d’articles de presse en réaction à l’assassinat de François Ferdinand.

Chaque tableau commence par une citation qui a une grande importance pour la compréhension de l’ensemble. Tirées par exemple d’un film de Scorsese ou des pièces du procès de l’assassinat de Zoran Djindjic, ces citations ont pour fonction d’échapper au contexte purement historique et de poser le drame dans un cadre plus universel.

Biljana Srbljanovic raconte les jours qui ont précédé l’attentat de Sarajevo, du point de vue de ceux et de celle qui, d’une manière ou d’une autre, seront liés à cet événement. Elle raconte leur jeunesse et leur foi dans un monde meilleur, libéré de l’occupant autrichien.

Elle suit jusqu’à l’attentat trois jeunes garçons, Gavrilo Princip, Nedeljko Cubrilovic, Danilo Ilic, et une fille, Ljubica Ilic, sœur de Danilo. Ljubica est la seule à ne pas être un personnage historique. Elle est  à la fois la seule femme de la pièce et la seule victime collatérale des conspirations conduites par des hommes dont elle partage les idées. Pour Biljana Srbljanovic, elle joue aussi le rôle de ressort dramaturgique qui permet de créer un jeu triangulaire et de montrer les deux autres protagonistes « révolutionnaires » dans toute la complexité psychologique de leur jeunesse, naïve, explosive, sensible et impatiente.

Ces jeunes gens font partie de l’organisation « Jeune Bosnie », composée de membres de toutes les nationalités prônant la libération de l’Empire austro-hongrois, l’union de tous les slaves du sud en un seul État, l’établissement d’un système parlementaire et de la démocratie. Du point de vue de l’histoire, il est intéressant de remarquer que c’est aussi un mouvement où les femmes ont joué un rôle important, ce qui est très rare pour l’époque. C’est sans doute la raison de l’introduction du personnage féminin de Ljubica, qui finira par mourir, symbole d’une victime « collatérale » comme il y en a tant dans les guerres. Mais Ljubica peut être aussi comme une incarnation de Biljana Srbljanovic, qui était elle-même très engagée en politique et, à l’époque, soutien infaillible de Zoran Djindjic.

Le cinquième personnage, Dragutin Dimitrijevic Apis, est le fondateur historique de la société secrète « L’Union ou la Mort », connue aussi sous le nom de « La Main Noire », qui prônait l’union de tous les serbes éparpillés sur les territoires de l’ancien empire ottoman. Dans la pièce, il est présenté comme un conspirateur et comme l’éminence grise de l’attentat, ce qui permet à Biljana Srbljanovic d’interroger et de condamner l’implication des services secrets de tout bord dans les affaires politiques, quitte à tordre un peu l’histoire.

Dans les faits, Apis a été à la tête de ceux qui en juillet 1903 ont  assassiné le roi de Serbie, Alexandar Obrenovic, et ont permis l’arrivée au trône de Petar Ier Karadjordjevic qui s’est battu pour l’élargissement des frontières du royaume de Serbie. Ses motivations ne ressemblent en rien à celles de la Jeune Bosnie. Cependant, Apis était opposé à l’attentat contre l’archiduc François-Ferdinand, car il pensait que cet assassinat nuirait à la Serbie. On dit même qu’il avait envoyé un messager pour arrêter l’exécution du projet…

Il est intéressant de noter que dans la pièce il existe un lien trouble entre les deux mouvements, Jeune Bosnie et Main noire, auxquels appartenait Danilo Ilic. Dans les faits, son rôle fut décisif dans l’organisation de l’attentat de Sarajevo, et dans la fourniture des armes. De lui on dit aussi qu’au dernier moment, il essaya de dissuader Princip, mais en vain. Dans sa pièce, Biljana Srbljanovic en fait un personnage double, presque un traître, en conflit avec Princip y compris sur le plan idéologique. Elle lui assigne le rôle de bras armé d’Apis, le catalyseur en coulisses des jeux politiques. Cela lui permet d’interroger l’écart entre un idéal et sa déformation dans les jeux du grand échiquier politique.

La deuxième partie, le royaume des morts, des convictions affirmées et des déceptions, élucide les positions politiques des uns et des autres et permet à Biljana Srbljanovic d’enterrer avec regret l’idée de l’union des slaves du Sud et de souligner comment les protagonistes, héros d’un temps, peuvent dans un autre temps devenir les terroristes, combien l’histoire est changeante, « écrite par les vainqueurs » pour paraphraser Napoléon. Dans ce sens-là, l’intermède est particulièrement intéressant. En introduisant des citations de la presse de l’époque en réaction à l’attentat contre François-Ferdinand, elle introduit aussi les polarités politiques mondiales qui éloignent l’acte de ses vrais motifs vers un jeu politique qui dépasse largement ceux qui l’ont commis.

Comme dans d’autres pièces de Biljana Srbljanovic, la psychologie des personnages se révèle au travers de leurs actions, des dialogues et surtout des non-dits. Dans la première partie, qui précède l’attentat, les personnages sont présentés dans le temps suspendu de l’attente, occupés à bien des activités quotidiennes qui permettent de poser des enjeux et de les décrire psychologiquement. En les voyant évoluer, par instant, on dirait presque des enfants qui jouent aux adultes, un mécanisme déjà utilisé par Biljana Srbljanovic dans ses autres récits dramatiques. Or, ici, il s'agit des jeunes prêts à donner leur vie au nom de la liberté, au nom des idées, au nom d’une certaine vision de la société. Ce sont des révolutionnaires. Mais la révolution qu’ils ont souhaitée n’arrivera pas. Leur acte provoquera une guerre mondiale et entraînera l’Europe en particulier dans un chaos dont les dix millions de morts ne sont qu’un des marqueurs macabres des secousses provoquées par la fin des empires, ottoman et austro-hongrois, dont les conséquences continuent à hanter le monde contemporain.

Le décalage entre la fougue naïve de la jeunesse des personnages principaux et les conséquences colossales que leur rêve provoque, nous force à nous questionner sur ce qu’est un engagement politique dans un monde régi par des intérêts qui dépassent chaque individu, sur ce qu’est le sacrifice et au nom de quoi ferions-nous le sacrifice de notre vie.

Bien que partant d’une histoire très locale, et peut-être difficilement saisissable dans toutes ses nuances pour un lecteur ou spectateur étranger, Biljana Srbljanovic écrit un drame qui questionne également l’attentat comme un outil politique, l’ambivalence de ceux qu’on appelle les « révolutionnaires », le côté changeant de l’histoire, mais par-dessus tout, encore une fois elle condamne le nationalisme.

Enfant de la Yougoslavie de Tito, par cette pièce, elle rend aussi hommage à cette belle idée de l’union des slaves du sud qui, par deux fois, a volé en éclats. Dans une des citations qui ponctuent les débuts des tableaux, Srbljanovic pointe  que 3 600 000 personnes sont mortes pour cette idée qui n’est pas qu’une question de frontières mais une question de vision d’un monde pluriel, multiethnique et libre. En revanche, elle ne dit pas combien en sont morts pour sa déconstruction…

Observée ainsi, la pièce de Biljana Srbljanovic se sert du contexte historique pour raconter au mieux la désillusion  politique, les idéaux révolutionnaires qui vont s’écraser dans le mur des divers jeux et concessions politiques. Dans les dernières répliques prononcées par le fantôme de Danilo Ilic, Biljana Srbljanovic dresse le paysage de l’histoire européenne du XXe siècle et, avec tristesse et désillusion, elle enterre toute possibilité d’un monde meilleur, pluriel et libre. Comme si, en creux, elle voulait dire que les idées nationalistes et leurs conséquences néfastes ont fini par gagner, en Ex-Yougoslavie, mais, hélas pas seulement !