Peter Turrini Auteurs

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À propos de Peter Turrini

1- Notes biographiques
2- Catalogue de l'œuvre théâtrale
3- Créations en langue française (théâtre, radio)
4- Heinz Schwarzinger : Peter Turrini, une écriture populaire
5- Silke Hassler : Peter Turrini ou La tragédie humaine en tant que comédie autrichienne

1- NOTES BIOGRAPHIQUES

1944
Né le 26 septembre à Sankt Margarethen dans la vallée de la Lavant en Carinthie (Autriche); second fils de l'ébéniste Ernesto (Ernst) Turrini et de son épouse Else. Immigré d'Italie dans les années trente, son père fait la connaissance d'Else Ressler (originaire de la Styrie) à Klagenfurt. Fuyant les bombardements de la capitale de la Carinthie, la famille s'installe à Sankt Margarethen et, plus tard, à Maria Saal où son père ouvre un atelier de menuiserie.

1958
Après la troisième, cinq années d'école commerciale à Klagenfurt. Premiers essais littéraires. Le Tonhof, propriété du compositeur Gerhard Lampersberg et de son épouse, la cantatrice Maja, devient le premier refuge hors de l'étroitesse villageoise. Il y fait la connaissance de H. C. Artmann, de Thomas Bernhard et d'autres artistes (époque traitée dans sa dernière pièce, ¿ la tombée de la nuit).

1963
Quitte le foyer familial avec un bac commercial en poche. Travail aux hauts-fourneaux à Linz, puis comme magasinier chez Huber Trikot. Service militaire.

1965
Représentant d'Olivetti à Vienne. Mariage. Après six mois de formation de publicitaire à Francfort, compose des slogans pour une agence américaine à Vienne.

1967
Quitte ce métier. Se retire à Lindos (village en Grèce). Vit parmi des marginaux. Écrit en quelques semaines La chasse aux rats.

1968
Barman et garçon d'étage dans un hôtel à Bibione (Italie). Main d'œuvre en Autriche.

1971/1972
Sur recommandation de H. C. Artmann, l'agence théâtrale Universal Edition de Vienne accepte La chasse aux rats. La création de la pièce à Vienne provoque un scandale qui se répétera à Munich, en 1972, à la création de La Fête du cochon. Commandes des théâtres de Darmstadt et de Nuremberg (adaptations très libres de Beaumarchais - La plus folle des journées - et de Goldoni - La locandiera). Le roman Aventures dans la cavité buccale paraît chez Rowohlt. Nombreuses lectures publiques. Tournée d'auteur en Pologne.

1973/1977
Création de L'Infanticide. Début d'une collaboration conflictuelle avec la télévision qui durera plus de seize ans. La série Saga des Alpes est diffusée en Autriche à partir de 1976 (et dans plus de vingt pays par la suite, y compris les Etats-Unis et l'Union soviétique). Avant même la première émission, les campagnes démagogiques de certaines associations et d'une partie de la presse mettent en péril et retardent d'autres projets. 1977, ì Nymphe d'argent î, prix du meilleur scénario de télévision à Monaco.

1978-1980
Participe de plus en plus activement à la vie sociale et culturelle en Autriche. Parution d'un premier recueil de pièces, pamphlets et entretiens chez Europaverlag, Vienne. Simultanément, les dépressions s'aggravent. Refuges hors de Vienne. Séjours en clinique. Parution d'un recueil de poèmes, Quelques pas en arrière. Création de Tango viennois dont l'auteur mettra en scène une nouvelle version en octobre 1999 à Vienne.

1981
Prix Gerhart Hauptmann, Berlin. Tournées de lectures publiques, notamment aux Etats-Unis, en Union soviétique et en Israël.

1982
Nouveau scandale dès l'annonce de la création de Les bons bourgeois à Vienne, polémiques dans la presse, débat à l'assemblée nationale. Création de Campiello d'après Goldoni au Volkstheater de Vienne.

1983
Jeunesse, premier scénario de film. De plus en plus de créations de ses pièces à l'étranger, éditions en plusieurs langues.

1985/1986
Préparation de la série télévisuelle Saga des travailleurs, conflit avec le commanditaire, l'ORF, la radio-télévision autrichienne. Le tournage est repoussé à plusieurs reprises. Refuge à Retz, en Basse-Autriche, dans une cellule de monastère où il écrira par la suite la quasi totalité de son œuvre.

1988/1990
La création de Eléments moins performants à l'Akademietheater de Vienne confirme Turrini en tant que l'un des dramaturges les plus importants de langue allemande. Prix du Festival International de théâtre de Maubeuge, 1990. Création en novembre 1990 de Enfers et damnation.

1993
Création de L'Embrasement des Alpes au Burgtheater de Vienne. Parution d'un deuxième recueil de poèmes, Au nom de l'amour. Création de Grillparzer au sex-shop au Berliner Ensemble.

1995
Création de La Bataille de Vienne au Burgtheater de Vienne.

1997/1998
Création de Enfin la fin et de L'Amour à Madagascar à l'Akademietheater de Vienne. Parution de la nouvelle L'Arrestation de Johann Nepomuk Nestroy, dont un film sera tiré.

1999
Publication par Silke Hassler et Klaus Siblewski de l'œuvre complète en trois volumes, chez Luchterhand Literaturverlag.

2000
L'Ouverture, pièce écrite pour l'inauguration du théâtre de Bochum. Écriture du livret d'opéra Le Géant de Kaillass qui sera créé le 15 juin 2002 à l'Opéra de Vienne, et de J'aime ce pays, créée en décembre 2001 au Berliner Ensemble.

2001
Écriture de Da Ponte à Santa Fé, créée le 29 juillet 2002 au Festival de Salzbourg.
J'aime ce pays, créée à Berlin et à Klagenfurt en 2002.
Installation à Retz (à la frontière austro-tchèque).

2002-2003
Début de la nouvelle édition de l'œuvre théâtrale et poétique (vingt tomes prévus) par Silke Hassler, chez Suhrkamp Verlag.
Écriture de la version théâtre de Le Géant de Kaillass, créée en français par la Cie Charlie Brozzoni en première mondiale à Annecy, le 14 janvier 2005.

2004
Écriture de ¿ la tombée de la nuit, création prévue en janvier 2006, à Klagenfurt.

2- CATALOGUE DE L'åUVRE THEATRALE

Je crois que je me suis toujours un peu caché dans mes personnages de théâtre. Ils portent tous en eux quelque chose de moi. Je les laisse pour ainsi dire entrer en scène à ma place, et se disputer sur le plateau avec les mots du dialogue qui se déroule en moi.

Les citations sans indication d'origine sont extraites de divers entretiens avec l'auteur. Les traductions des citations et des pièces sont de Henri Christophe.

Le théâtre de Peter Turrini paraît chez Actes Sud - Papiers.

La chasse aux rats (Rozznjogd 1967, Rattenjagd 1971 / Actes Sud - Papiers, 1998)
Pièce. 1 F, 3 H.1 D.
Un homme et une femme se découvrent au bord d'une voiture, dans une décharge publique. De tueurs de rats, ils deviennent gibier.
Ma pièce, c'était aussi un cri, un acte de résistance contre le théâtre en place, la société en place. Jusqu'à la fin des années Soixante, on ne jouait que des classiques. Le théâtre était figé et nous, nous hurlions dans ces chambres funéraires avec nos dialectes les plus virulents. Trois années plus tard, nous étions à la mode, la vogue dialectale.

La Fête du cochon (Sauschlachten
1971 / Actes Sud - Papiers 2004). théâtre populaire. 2F, 8 H. 1 D.
Valentin, soudain, ne dit plus mot. Comme un cochon, il couine. Dans la ferme où il vit, dans la campagne autrichienne, son état suscite des émois. Pendant que sa mère tente de lui rendre la parole, le reste de sa famille, soutenu par les notables du village, veut savoir s'il est encore humain. Car si cochon il est devenu, comme cochon il sera traité. Valentin finira saigné.
J'ai grandi dans un village carinthien, après la guerre. Mon père était un travailleur immigré d'Italie. Le premier visage de cette République nouvelle qu'il me fut donné de voir fut celui des notables à la table réservée de l'auberge. Aucun deuil, aucun effroi ne se reflétait dans leurs mines face aux horreurs que le monde venait de vivre, aucun aveu de culpabilité de la part de ceux qui étaient co-responsables de ces horreurs. Au contraire : contents d'eux et intouchables, ils se partageaient le nouveau pouvoir au nom de fonctions nouvelles.

La plus folle des journées (Der tollste Tag
1972)
Pièce en 3 actes, librement inspirée de Beaumarchais. 3 F, 9 H. 3 D.
C'est bien s?r l'histoire de Suzanne et de Figaro, d'Almaviva et de sa femme mais il n'y aura point de mariage, si cher à Mozart. Au contraire : le poignard que Beaumarchais avait regretté de ne pas avoir donné à Figaro, le voilà, et la révolte, la Révolution en plus !
Chez Beaumarchais, l'esprit triomphe de la force, Figaro du comte. Les possibilités de la langue sont plus grandes que celles du pouvoir. C'est une illusion. Car quand la force impose les faits, l'esprit n'est plus une arme. Les conditions sont plus fortes que la langue, la force plus grande que l'esprit : voilà le sujet de ma pièce. Je crois qu'il faudrait encore récrire cette pièce, une parabole du pouvoir politique lequel ne cesse de changer. Le communisme vient de sombrer, le capitalisme triomphe. Aujourd'hui , qui est-ce, le comte Almaviva ? Qui est Figaro ? Se combattent-ils ? La paix éternelle entre les classes a-t-elle débuté ? Que de questions ! Du travail à venir.

L'Infanticide (Kindsmord
1973, 1999 / in : Aux frontières : la Carinthie. Cultures d'Europe centrale, hors série n° 2, CIRCE Université de Paris - Sorbonne 2003).
Pièce. 1 F, 3H. 1 D.
Une jeune femme a tué son enfant et cherche à comprendre les raisons de son acte.
Il y eut en effet ce ì cas î d'une jeune fille qui a tué son enfant à Vienne. Tout le monde, la presse surtout, en a parlé avec horreur. J'ai rendu visite à cette femme à la prison, et plus tard à l'asile où on l'a enfermée. Ce n'est pas son acte criminel qui m'intéressait mais ses sentiments. C'est ainsi que cette pièce est née : un protocole des troubles d'une âme. Je crois que le devoir de la littérature, c'est de parler de cela. L'âme est une terre cachée, incompréhensible parfois.

La locandiera (Die Wirtin
1973)
Pièce en 3 actes, librement inspirée de Goldoni. 3 F, 4 H. 2 D.
Mirandoline tient un hôtel garni à Florence, nous sommes vers 1740. Malgré les assiduités de ses nobles hôtes, dont elle se joue avec la complicité de deux comédiennes, elle épouse son serveur.
J'aime la comédie, mais je crois que beaucoup de choses sont impossibles. Elles l'étaient autrefois et le sont aujourd'hui encore. Dans ma version, une femme trime pendant des années pour pouvoir acheter la gérance d'une auberge. Le serveur aime la patronne parce qu'il veut s'approprier l'auberge. Les bas-bleus se laissent drôlement embobiner par cette femme émancipée, certes, mais c'est pour riposter avec d'autant plus de brutalité ensuite. Qui détient le pouvoir en a les moyens. Bref : ma pièce montre le rapport entre l'amour et l'économie.

Tango viennois (Josef und Maria
1980 / Papiers, 1986 ; nouvelle version : 1998 / Actes Sud - Papiers 2002)
Pièce. 2 H, 7 F. 1 D.
Le soir du 24 décembre 1991, dans le vestiaire du personnel d'un grand magasin, Marie et Joseph se rencontrent. Sans amis, sans famille ou rejetés par elle, la fête n'est pas pour eux - alors, mêlant le passé et le présent, ils vont la faire sur place !
Je veux récrire cette pièce qui se passait dans les années 70. Elle raconte l'histoire d'un vieux communiste qui projette tous ses sentiments vers sa Mecque, l'Union soviétique. La patrie de l'ouvrier a aujourd'hui disparu, j'aimerais donc faire de ce personnage quelqu'un d'encore plus fou, une sorte de dernier Mohican du communisme.

Les bons bourgeois (Die Bürger
1982 / extrait in Ecrivains autrichiens d'aujourd'hui, Documents - Revue des questions allemandes 4/84)
Pièce en 8 scènes. 4 F, 8 H. 1 D.
La ì bonne société î viennoise est réunie dans la villa d'un médecin renommé. Le fils de celui-ci ne parle plus, Peu à peu la vacuité des conversations rend les convives agressifs, les masques tombent, la brutalité éclate au grand jour. La femme du médecin va divorcer, le fils se pend.
Je parle dans cette pièce surtout de gens qui ne veulent plus rien changer, ils sont arrivés. Il y a deux personnages, de générations différentes- un homme ‚gé, chez qui la langue et les sentiments sont encore identiques, il parle comme il pense et comme il sent ; et un jeune homme, qui ne parle plus du tout - son silence répond à la lange de bois pratiquée dans son entourage.
Cette pièce devait faire comprendre avec effroi où nous en étions arrivés avec notre langue. Je soutiens que notre société tue aussi avec des mots, elle tue surtout des gens jeunes qui ne supportent plus cette langue et se réfugient dans l'abandon de la langue et dans l'autodestruction. Et ce qui est fou, c'est que ce meurtre à la langue advient au moyen de phrases apparemment sensées, apparemment pondérées et intelligentes. Voilà le message, si l'on veut, de cette pièce, c'est ce qu'elle devait montrer pour provoquer éventuellement une réaction de honte et peut-être une prise de conscience. A Vienne, elle a seulement déclenché un scandale avec, au premier plan, le souci d'identifier les personnages réels que représenterait ma pièce de fiction.

Il Campiello (Campiello
1982)
Pièce en 3 actes, librement inspirée de Goldoni. 6 F, 5 H. 1 D.
Venise, 1756, pendant le carnaval. De pauvres gens vivent, rient et souffrent sur leur petite place. Un noble venu de Naples s'amuse à les observer.
La pièce de Goldoni est drôle surtout par la confrontation de deux dialectes, le vénitien et le napolitain, et par les références à ne nombreux événements de l'époque. J'ai renoncé à mon projet initial de simplement la traduire. Dans ma version ce sont plutôt deux différentes façons de penser que de parler qui s'affrontent. Les pauvres gens du ì Campiello î possèdent une conscience prolétaire, à l'opposé du Cavaliere. Leur rencontre n'est amusante que tant que le comportement de ì la haute î ne menace pas l'existence de ceux ì d'en bas î. Les petites gens remplacent alors la plaisanterie par la force.
Je répondrai à votre question sur l'importance que Goldoni a pour moi par un seul mot : ì Enorme ! î Comme vous le savez, je suis à moitié Italien, son théâtre comique m'a toujours enchanté. Pour moi, la dramaturgie allemande a toujours été un peu trop intelligente, discursive, métaphysique, pas assez de spaghettis !

Eléments moins performants (Die Minderleister
1988 / Actes Sud - Papiers, 1990)
Pièce en 15 tableaux. 7 F, 13 H. 10 D.
Dégraissage dans une aciérie, les soit disant ì éléments mois performants î et leurs proches paient un lourd tribut à la mondialisation.
La scène, pour moi, est le lieu de montrer l'effroyable de manière encore plus effroyable, afin d'effrayer les gens. Je voudrais utiliser la scène - la littérature dramatique fait cela depuis toujours - pour peindre ce qui pourrait arriver, si. C'est la tentative de préserver les gens de l'effroyable en montrant ce qui est particulièrement effrayant. Ce n'est pas une connivence avec l'effroyable, pas un fatalisme, pas un consentement, pas une résignation, mais une démonstration afin de l'éviter. Quand Hans, à la fin d'Eléments moins performants plonge dans le haut-fourneau, quand il emprunte donc le chemin le plus effroyable pour un être déclassé, il s'agit en même temps de la tentative d'indiquer ce problème le plus radicalement possible afin d'éviter ce genre d'issue. Il me faut une grande dose d'optimisme pour croire que l'art peut éviter ces fins effrayantes qui se produisent si souvent dans mes pièces. La condition pour que dans la réalité il y ait d'autres issues, est un optimise énorme, lié à l'utile. Je m'imagine que si nous voulons bouger des choses dans ce monde, si nous voulons changer les choses, si nous voulons que cela ne se passe pas aussi mal pour les uns et les autres, il nous faut montrer le pire afin que le pire n'arrive pas.

Enfers et damnation (Tod und Teufe
1990 / Actes Sud - Papiers 1997).
Pièce en 11 tableaux. 4 F, 12 H + figuration. 9 D.
Les étapes d'une déchéance inexorable et linéaire mènent Christian Bley, curé de campagne de 43 ans, dans une remise en question terrible, de la recherche du péché à la crucifixion. Pas un débat théologique mais le surgissement d'images hallucinées d'un homme sombrant dans la ì fracture î de notre société.
Dans ma pièce je raconte l'histoire cachée derrière l'intrigue. J'aime mes personnages, même quand ils commettent les pires atrocités. Je ne les montre pas seulement, je ne les dénonce pas, je fais un bout de chemin avec eux. Dans mes pièces, j'utilise souvent des formes triviales actuelles, le show télévisé, les films pornographiques etc. Puisque le théâtre est une confrontation avec le présent qui change sans cesse de figure. Mon idée du réalisme, ces vingt dernières années, n'a cessé d'évoluer.

L'Embrasement des Alpes (Alpenglühen
1993 / Actes Sud - Papiers, 1993)
Pièce en 12 scènes. 1 F, 3 H + figuration. 1 D.
Une femme rend visite à un vieil aveugle reclus depuis des années dans un chalet en haute montagne. Le jeune homme qui pourvoit aux besoins de l'ermite tombe amoureux d'elle et, chassé, se fracasse en moto contre les rochers : un petit embrasement des Alpes.
Aucune de mes inventions théâtrales n'égalise l'horreur réelle de ce monde. Me qualifier de réaliste est s?rement une erreur grossière. Imaginatif conviendrait mieux. Je me suis toujours échappé vers des édifices de langue en empruntant les ponts des mots et les constructions syntactiques, comme le font la plupart de mes collègues. Toute la littérature autrichienne est une grande famille de mutilés. Les poètes se sont sauvés en clopinant, avec des béquilles, de leurs villages styriens ou carinthiens, et depuis se vautrent dans leurs inventions d'horreurs ou de beautés.

Grillparzer au sex-shop (Grillparzer im Pornoladen
1993)
Pièce. 1F, 1H. 1 D.
Dans un sex-shop, un ancien souffleur de théâtre et une cliente désorientée par le matériel et les méthodes qu'il lui propose, jouent au chat et à la souris.
Je me vois comme quelqu'un qui a besoin de la béquille des mots pour simplement survivre. Je tomberais à terre sinon, le visage vers le bas, et j'étoufferais sur le champ. Ma vie est une fuite incessante dans l'irréel, ce qui la rend un peu plus gaie. Je ne crois plus qu'au jeu, à la fiction. Dans les informations diffusées par les médias, on te demande de tout prendre pour argent comptant, bien que tu saches que certains cadavres ont été commandés tout exprès par CNN. Au théâtre, c'est exactement l'inverse, le théâtre n'est que faux-semblant. En avouant ce faux-semblant, des sensations vraies redeviennent possibles. Quand tout est mensonge, la crédibilité se réinstalle. J'ai la nostalgie d'un théâtre qui n'ait rien à faire avec la réalité... et qui pourtant ouvrirait le regard sur elle.

La Bataille de Vienne (Die Schlacht um Wien
1995 / Actes Sud - Papiers, 1997)
Pièce en 3 actes. 3 F, 10 H + figuration. 1 D.
Dans une forêt coincée entre l'autoroute et une cité commerciale, un groupe d'Autrichiens s'offre un week-end ì tueurs î. Il s'agit d'aller ratonner un camp de réfugiés tout proche.
L'idée première était une sorte de paraphrase de la guerre en Yougoslavie. Dix personnes se rencontrent près d'un hôtel à proximité de Vienne et s'entretuent selon le canevas des Dix Petits Nègres. Une dramaturgie d'anéantissement pure. Elle m'est venue au moment où nous hébergions des réfugiés bosniaques dans notre maison de Retz (à l'extrême nord-est de l'Autriche, NdT). Ils nous racontaient cette guerre qui n'obéissait plus à aucune idéologie, mais à la simple éruption de l'envie de tuer. Ils nous ont dit que l'analyse occidentale d'une guerre religieuse ou ethnique était parfaitement ridicule. Ils ne savaient même plus qui était Serbe, qui Bosniaque. Ils ont tous des liens de famille, d'amitié, de mariage et autres. L'un d'eux disait que ses collègues de travail lui avaient pris sa voiture et lancé une grenade dans sa maison. Et que des voisins avaient arraché ses boucles d'oreille à sa femme.

Enfin la fin (Endlich Schluss
1997 / Actes Sud - Papiers 1998)
Un monologue. 1 H. 1 D.
Tout en appliquant le canon du revolver sur sa tempe, un homme nous livre, au rythme d'un décompte ultime (1 000 marquant le point final), sa vie et les circonstances qui l'ont poussé à accomplir ce geste.
Dans ce monologue, il s'agit d'un homme g‚té par le succès. Sa vie avance de plus en plus vite sur différents rails. Il n'arrive plus à suivre psychiquement, son âme se défait de plus en plus. Il rompt avec toutes ses relations et ne se parle plus qu'à lui-même.
Je suis totalement étranger à moi-même. Quand je me regarde dans la glace et que je vois cet être massif en face de moi, je me dis qu'il doit s'agir d'une grave erreur.

L'Amour à Madagascar (Die Liebe in Madagaskar
1998 / Actes Sud - Papiers, 2002)
Pièce. 6 F, 3 H. 6 D.
Ritter, propriétaire d'une salle de cinéma à Vienne, vit dans la nostalgie de son idole Kinsky. Celui-ci, depuis son lit d'hôpital, lui demande de négocier pour lui un projet au Festival de Venise. Ritter est entraîné dans le tourbillon des affaires louches et d'un amour improbable.
Plus je vieillis, plus j'ai l'impression que les gens vivent surtout par leur imaginaire. Ce n'est pas ce qui est qui les émeut, mais ce qui pourrait être. La peur d'une éventuelle catastrophe assombrit leur vie bien plus que les réels malheurs de la vie. L'idée d'être atteint un jour par le cancer est bien plus effroyable que les maux qui les frappent réellement. Ce fait étrange que les événements existant concrètement ont bien moins de poids que ceux qui n'existent que dans l'imagination ne s'observe pas seulement sur le plan négatif. L'amour dont on rêve est toujours plus merveilleux que celui qu'on est en train de vivre. Manifestement, nous ne sommes pas ce que nous sommes mais ce que nous aimerions être. C'est de ce genre de choses curieuses et du fait que nous tous, probablement, ne soyons pas encore arrivés dans notre vie réelle, que je voudrais traiter dans ma nouvelle pièce, L'Amour à Madagascar.

L'Ouverture (Eröffnung
2000)
Pièce. 4 F, 4 H. 1 D.
Un comédien revisite de manière ludique et onirique sa carrière et sa vie en convoquant sur le plateau des stations et des personnages qui l'ont marqué.
Je ne peux pas vivre sans théâtre. Je suis malade, je n'arrive pas à séparer l'imagination et la réalité, le théâtre est le plus naturel pour cette maladie. La pulsion d'écrire des pièces s'amplifie en moi telle une maladie. Je n'arrive plus à penser à rien d'autre qu'à des personnages, des scènes, des entrées et sorties. Au théâtre, le public peut vivre quelque chose qui soit relativement réel pour lui. Ce sont au moins des êtres réels qui entrent en scène, des vraies voies qui s'élèvent, de la sueur palpable qui coule sur le maquillage. Bien s?r, le théâtre c'est de la fiction, tout est joué. Et le film alors ? Qui croit en la réalité d'un film ? Sans parler de la télévision qui elle est totalement irréelle.

J'aime ce pays (Ich liebe dieses Land
2001 / Actes Sud - Papiers, 2002)
Pièce en 3 actes. 3 F, 9 H + figuration. 3 D.
Benji, jeune immigré nigérian détenu en Allemagne dans un Centre de reconduite à la frontière, répète une seule et unique phrase : ì J'aime ce pays. î De phénomène de foire, objet de curiosité des fonctionnaires , il devient l'ennemi à abattre lorsqu'il se révolte et se réfugie chez la femme de ménage polonaise du Centre.
Si vous me demandez quel est le point central de ma pièce, je vous répondrai très simplement : tous les étrangers veulent entrer en Allemagne, tous les Allemands veulent sortir de l'Allemagne.
Je pense que chaque personnage de mes pièces, dans une mesure plus ou moins grande, est toujours une fraction de moi. Le dramaturge trouve des choses, les trouve chez les gens qu'il observe, les trouve chez lui-même et en fait des inventions littéraires. Je désignerais cela comme un mélange de choses trouvées et inventées. Je ne crois pas qu'il existe dans la littérature dramatique une seule pièce dont les personnages ne soient hantés par le dramaturge lui-même, déguisé ou non.

Da Ponte à Santa Fé (Da Ponte in Santa Fe
2002)
Pièce en 2 actes. 4 F, 14 H + figuration. 1 D.
Da Ponte, tombé dans l'anonymat depuis qu'il vit aux Etats-Unis au crochet de sa femme, veut imposer son nom de librettiste à côté de celui de Mozart dont on découvre le Don Giovanni dans le folklore de l'Ouest. Les mœurs sont rudes, l'artiste se bat pour sa reconnaissance, son existence même, et le dieu du théâtre, in fine, lui sauve au moins la peau.
La vie est drôle et effroyable à la fois. Gamin, j'ai fourré deux pommes de pin dans ma culotte pour attirer l'attention des filles. Quand la supercherie fut découverte, elles ont ri terriblement. Pour moi c'était un instant atroce. En fait, il n'y a rien de plus drôle que les catastrophes, voilà pourquoi toutes mes pièces si effroyables sont en fin de compte des comédies. Quand parfois j'assiste à des représentations de mes pièces dans des théâtres de langue allemande, je suis déçu par le sérieux qui y prévaut. En fait, mes pièces sont encore bien plus graves que ça, mais il ne faut pas les prendre au sérieux.

Le Géant de Kaillass (Der Riese vom Steinfeld
, livret d'opéra 2002; pièce, inédite en allemand, Actes Sud - Papiers, 2004)
théâtre populaire avec musique, en 19 tableaux. 4 F, 22 H + figuration et chœurs. 15 D.
Pas facile d'être grand dans un monde de petites gens. Le Géant en fait la douloureuse expérience dans son village de Kaillass où on l'écarte du chœur des Petits Chanteurs. Conscient des bénéfices qu'il peut en tirer, le tailleur l'entraîne comme phénomène de foire dans un tour d'Europe. Le Géant vivra un amour impossible avec une minuscule femme, découvrira la vanité et le cynisme du monde avant de revenir mourir chez lui, pour le bonheur des touristes futurs.
A vingt-sept ans, le Géant retourna au pays et y mourut peu après d'une pneumonie. La reine Victoria envoya des agents chargés d'acheter aux villageois le corps du Géant, le professeur Virchov missionna des assistants d'une démarche semblable. Du coup, les habitant du village se rendirent compte qu'il devait s'agir d'un objet précieux , ils fabriquèrent une réplique du Géant grandeur nature et la fixèrent sur la façade d'une auberge à laquelle ils donnèrent le nom de ì l'Auberge au Géant î, jetant ainsi les fondements du tourisme de Salzbourg, voire de l'Autriche tout entière.

¿ la tombée de la nuit (Bei Einbruch der Dunkelheit
2006, pièce inédite en allemand )
Pièce. 4 F, 5 h. 1 D.
Dans le jardin d'une maison de maître, au sud de la Carinthie (Autriche), un après-midi à la fin de l'été 1959, sont réunis les hôtes mécènes et leurs invités, notamment Giuseppe, peintre, et Vincent, poète, tous ou presque affublés de prénoms venus d'ailleurs. Le libéralisme de mœurs affiché mène à des jeux troubles de haine et d'amour dont un gros garçon du village, poète de quinze ans, sera le témoin mutique. Clara, la fille de la comtesse propose son jeu favori, ì A la tombée de la nuit î, où dans le noir complet, toutes les identités peuvent se changer, tous les désirs peuvent s'exprimer et se réaliser.
Il y a quelques années, j'allais soudainement très mal. Je me trouvais devant un mur, visage face au miroir, incapable de me cacher dans des personnages inventés. Capable seulement de décrire mon état sous forme de poèmes, et trop gêné, pendant longtemps, pour publier ces notules intimes. Ce n'est qu'en m'apercevant que mon intimité est plus ou moins aussi celle d'autres personnes que j'ai publié ces poèmes. J'espère que je ne serai jamais plus obligé d'écrire des poèmes.

3- CREATIONS EN LANGUE FRANCAISE (THEATRE, RADIO)

Droits de représentation pour les pays de langue française (par mandat de Suhrkamp Verlag, Francfort/Main et Thomas Sessler Verlag, Vienne) :
Heinz Schwarzinger - 3 rue Franquet, 75015 Paris (01 48 56 61 14)

La chasse aux rats
Réal : Anne Lemaître. Radio France - France Culture .1989
Mes : Jean Deloche. L'étrange peine, théâtre, Reims .1994
Mes : Michel Didym. Cie Boomerang, Pont-à-Mousson. 1995
Mes : Agathe Alexis et Alain Barsacq. Comédie de Béthune. 1998
Mes : Anne Lefèvre. Le Vent des Signes, Toulouse. 1999
Mes : Andrea Novicov. Cie Angledange, Genève. 2000
Mes : Dominique Freydefont. La Cour des 3 Coquins, Clermont-Ferrand. 2001
Mes : Christian Chessa. théâtre 32, Nîmes. 2001

L'Infanticide
Mes : Jean-Camille Sormain. théâtre de Proposition, Paris. 1999

Tango viennois
Mes : Zoran Tasic. théâtre des Boucles de Marne, Champigny. 1986
Mes : Jean-Marie Lejude. Cie L'œil du Tigre, La Comédie de Reims. 1998
Mes : Georges Werler. Cie Eroc, Kiron Espace, Paris. 2003
Mes : Sue Blackwell. théâtre-Poème, Bruxelles. 2002
Mes : Bernard Lotti. théâtre de l'Instant, Le Select, Brest. 2002

Tout ce souffle que je retiens nourrit le feu
spectacle - cabaret à avec des poèmes extraits de Quelques pas en arrière
Mus : Etienne Perruchon. Mes : Charlie Brozzoni. Cie Ch. Brozzoni, Bonlieu scène nationale, Annecy. 1999

Eléments moins performants
Real : Michel Sidoroff. Radio France - France Culture .1990
Mes : Bernard Lotti. théâtre de l'Instant, Le Select, Brest. 1991
Mes : Charlie Brozzoni. Cie Ch. Brozzoni, Scène Nationale de Montbéliard.1996
Mes. Patrick Le Mauff. Place Publique, théâtre de Vienne. 1996
Mes : Marc-Ange Sanz. L'Empreinte & Cie, Le Carreau, Forbach. 1997

Enfers et damnation
Mes : Marc-Ange Sanz. L'Empreinte & Cie, Le Carreau, Forbach. 1997

L'Embrasement des Alpes
Mes : Georges Werler. Cie Eroc, théâtre de Poche Montparnasse, Paris. 2002

La Bataille de Vienne
Mes : Catherine Hiegel. Conservatoire Nat. Sup. d'Art Dramatique, Paris. 1999

Enfin la fin
Mes : Benjamin Knobil. Cie Nonante-Trois, théâtre 2.21, Lausanne. 1999
Mes : Michel André. Cie de la Cité, théâtre du Merlan, Marseille. 2001
Mes : Olivier Jeannelle. Cie Anapiesma, ì Hangar î, Toulouse. 2001

J'aime ce pays
Mes : Eva Doumbia. La Part du pauvre, théâtre du Rond-Point, Paris. 2005

De qui est-il question
spectacle de chansons avec des poèmes extraits de Quelques pas en arrière
Mus : Denis Jarosinski. Mes : Philippe Thomine. Comédie de Saint-Etienne. 2003

Le Géant de Kaillass
Mes : Charlie Brozzoni. Cie Ch. Brozzoni, Bonlieu scène nationale, Annecy,.2005

4- HEINZ SCHWARZINGER : PETER TURRINI, UNE ECRITURE POPULAIRE

Peter Turrini, né en 1944 en Carinthie dans le sud de l'Autriche, ì poète du terroir î (Heimatdichter) comme il aime à se désigner lui-même, possède une écriture très personnelle - bien que populaire, au meilleur sens du terme. Oeuvres dramatiques, poétiques, narratives, télévisuelles et cinématographiques, jalonnent son parcours d'homme révolté contre les injustices, les inégalités, les exclusions. Sa sincérité se reflète dans des formes d'expression et une langue très épurées : une parole qui va droit au cœur et pourtant stimule la réflexion sur l'être dans cette société, une réflexion du cœur et du corps. Cette poétique particulière, cet univers à la fois très intime et commun à nous tous, se partagent par-delà les frontières de langue et de civilisation.

Il est très proche des êtres qui viennent peupler son imaginaire lors de la création littéraire : à ses débuts, des paysans et ouvriers agricoles dans les campagnes et villages où il a passé son enfance, très vite des habitants des villes et de ceux qui y travaillent, des ouvriers dans les usines et des laissés-pour-compte de la société de consommation. Sa générosité lui fait prendre parti pour les déclassés, les exploités, les inconscients et défendre leur cause avec acharnement. Seulement, au lieu de les comprimer dans des formules et des slogans, des phrases et des idées toutes faites, au lieu de les caricaturer, il respecte leur dignité, leur malheur, leur vérité, leur sentiment. Sa vision poétique ne s'apparente pas à celle de Brecht, mais à celle de ÷dön von Horvath.

Le traitement particulier de la langue lui permet d'échapper aux pièges du naturalisme. Son écriture est réaliste, certes, mais personne chez lui, pas plus que chez Horvath, ne parle tel qu'on parle dans la vie réellement. Il s'agit d'un phénomène très répandu dans les pays de langue allemande, des énormes décalages entre la langue parlée et la langue écrite, de la ì traduction î en une langue ì neutre î qui garde plus ou moins les marques spécifiques du langage utilisé dans la région ou le milieu. L'art poétique est ici question de dosage, et le degré de reconnaissance, voire d'identification entre les personnages montrés sur scène ou dans un film et le public dépend de la crédibilité accordée à leur langue.

Chez Turrini, cette alchimie du ì parler vrai î dans une langue ì artificielle î est d'autant mieux réussie que les sujets qu'il traite correspondent à des préoccupations de tout le monde. La violence qui s'installe là où on ne (se) parle plus, la distinction entre réalité et fiction qui disparaît dans un univers régi par l'image, la force attractive de la mort qui engendre de nouvelles guerres, toujours plus de suicides, de tueurs. Il y oppose la parole, la langue littéraire dans un combat de survie, et la propose à ses personnages afin de les aider à survivre. Le public la reçoit dans toute sa radicalité, dans toute sa vérité. Souvent il en est ébranlé, car les situations dramatiques - et ceci jusque dans les poèmes de Turrini - reflètent un état du monde et l'état de chacun avec cette implacable justesse du regard que l'art seul permet de transfigurer.
Heinz Schwarzinger

5- PETER TURRINI OU LA TRAGEDIE HUMAINE EN TANT QUE COMEDIE AUTRICHIENNE
Conférence de Mlle Silke Hassler à Tokyo, décembre 2000

Il ne faut pas taire ce que l'on aime. Je ne veux pas passer sous silence le fait que Peter Turrini, l'homme et l'écrivain, m'est très proche. On dit que l'amour rend aveugle, moi, je ne vois pas cela comme ça. De même que l'amour pour un être engendre le beau désir charnel, la passion pour une œuvre entraîne une belle curiosité. Chargée de l'édition des écrits de Turrini en trois volumes, j'ai fouillé pendant trois ans ses archives couvrant trente années de sa vie. Il m'a remis journaux et lettres, empilés dans de grands sacs de plastique noir, en me disant que je pourrais en faire l'usage qu'il me plairait. Je suis partie en voyage à travers les ans, la tête et les mots d'un poète dramatique.

Ma première rencontre avec Peter Turrini remonte à 1985, en classe, sous la table. J'avais seize ans, je lisais pendant le cours de religion la première pièce de Turrini, La chasse aux rats. L'auteur, à l'époque, était précédé - du moins chez les professeurs de mon lycée - d'une réputation de pornographe, de quelqu'un qui exagérait énormément, qui, de manière cochonne, écrivait comme un auteur du terroir. Je n'ai rien trouvé exagéré, je voyais le monde de la même façon que je l'ai découvert là : un tas de fumier.

Treize ans plus tard, j'ai revu la pièce à Vienne, au théâtre du Gruppe 80. Les spectateurs riaient à une réplique sur deux, et moi avec eux. Tout paraissait toujours aussi terrible et en même temps c'était très drôle, on était obligé de rire, qu'on le veuille ou non. La méthode littéraire de Turrini, consistant à montrer les horreurs de la vie comme du théâtre, comme une comédie, nous avait rattrapés pour de bon.

Lors de sa création au Volkstheater de Vienne, en 1971, La chasse aux rats fait scandale. Le rideau se lève, on découvre une décharge publique, une voiture, les phares aveuglants braqués sur la salle, s'y engage. Deux jeunes gens, un mécanicien et une serveuse, se défont de leurs vêtements, de leur langue ou, mieux, de leurs phrases toutes faites, de leur morale, de l'auto-mystification. Ils sont partis pour se libérer des masques intérieurs et extérieurs, imposés par les autres ou par soi-même. Ils crient et dansent sur le fumier d'une société qui les enferme et les défigure. Plus cette mise à nu se radicalise, plus ils s'approchent l'un de l'autre et se sentent devenir humains. Au point culminant de cette tentative, ils se font flinguer comme des bêtes, des rats, par des brutes en goguette.

Qu'est-ce qui peut bien être drôle dans une telle pièce, une tragédie qui s'achève sur la mort violente de deux êtres ? Pourquoi le public rit-il, même si le rire parfois se coince dans sa gorge, en voyant les terribles pièces de Turrini à Vienne, à Berlin, à Paris, à Lisbonne, à Varsovie, tout récemment en Australie et en Amérique latine, et présentement au Japon ?

J'essaie d'extraire la réponse de ces sacs de plastique noir que Turrini m'a confiés pour l'édition de son œuvre. Dans son journal, l'adolescent décrit l'enterrement de son père, travailleur immigré italien vivant en Carinthie. Turrini et ses frères demandent au curé de la commune de ne pas prononcer d'éloge funèbre, tant leur père avait été frappé d'ostracisme et traité en étranger par les villageois. Les notables toutefois n'entendent pas renoncer à leur rituel. Le curé fait son oraison ; incapable de prononcer correctement Cerea, le nom italien du lieu de naissance de leur père, il le germanise ; le chœur d'hommes, la mentalité nationaliste, entonne un chant militaire : ì J'avais un camarade î. Peter Turrini rit. Face à la tombe béante de son père, en présence des habitants de la commune.

Cela a d? être un rire convulsif, désespéré, qui confirmait sans doute les villageois dans le rejet de cette famille. Quand, plus tard, Turrini s'attablait à l'auberge avec des amis écrivains slovènes et que ceux-ci parlaient slovène, les paysans des tables voisines leur faisaient remarquer qu'ils se trouvaient en pays germanique, et qu'on y parlait l'allemand. Ils le criaient, agacés qu'ils étaient, en slovène. Turrini riait.

La génération de ceux qui sont nés à la fin de la Deuxième Guerre mondiale assistait, en effet, à un acte risible : l'Autriche, après 1945, se vendait comme pays touristique, refoulant sa co-responsabilité dans les crimes du fascisme hitlérien ; poliment, innocemment, elle offrait au monde le spectacle d'un pays peuplé de serveurs et d'aubergistes déférents . Mais ce prospectus présentait des défauts, les failles dans les biographies n'étaient pas comblées : quand l'aubergiste autrichien et le touriste allemand, éméchés, devenaient copain comme cochon, ils s'adonnaient, les rideaux de l'auberge tirés, à la nostalgie de leurs campagnes de Russie communes. Lorsque Kurt Waldheim était obligé d'avouer à la face du monde qu'il avait fait partie de la Brigade montée SA, il se défendit en arguant de sa passion des chevaux. C'est son cheval qui faisait partie des SA, pas lui. La réponse de Turrini et de ses amis artistes fut un cheval en bois coiffé d'une casquette SA, installé devant la Hofburg, résidence du président de la République. Turrini expérimentait sa méthode : répliquer aux mensonges des gens en mettant en œuvre l'ironie, le rire, l'aspect théâtral.

Dans ses premières pièces, le taux d'ironie est faible, celui de la rage contre le purin brun qui ne cesse de remonter à la surface, immense. Le personnage principal de la deuxième pièce de Turrini, La fête du cochon, perd la langue au point de ne plus pouvoir émettre que des couinements. Ce fils de paysans ne cadre pas avec son environnement, ni l'environnement avec lui ; sa famille l'écarte, le réduit en état de cochon et finit par l'abattre comme tel derrière les coulisses. Cette famille se décrit elle-même comme une ì famille gentille dans un pays gentil î, affirmation qui lui sert de bannière jusqu'à ce que l'envie de tuer la submerge, jusqu'à ce que, de nouveau, elle soit en mesure de réduire à néant quelqu'un qu'elle ne ressent pas comme l'un des siens, quand bien même il s'agirait de son propre fils. Pour finir, ils le mangent avec, comme fond musical, des mélodies traditionnelles du pays.

Toute tentative de faire entrer de force l'homme dans l'univocité, dans un moule national, dans des schémas de société et de langue, aboutit chez Turrini à des résultats à la fois terribles et grotesques. Le côté national surtout n'opère absolument pas, puisque l'Autrichien pur n'existe pas. Il est une fiction qui ne tient qu'aussi longtemps que l'on refoule, qu'on renferme ou élimine les parties étrangères de la famille, ou de sa biographie propre. Comme le tumulte dans l'âme autrichienne doit être fort, quand il faut y refouler tant d'éléments slovènes, italiens, juifs, tchèques, croates aussi bien que le communisme et la résistance ? Peter Turrini, dans son village de Carinthie, était un marginal qui a fait plus tard, dans d'autres lieux, de l'exclusion sa dignité, voire sa profession. Il s'est fait un devoir de s'exprimer contre ì l'authentique î, ce sont là ses propres termes. Il n'a pas seulement changé ì l'authentiquement carinthien î et ì l'authentiquement autrichien î en inauthentique, il s'est échappé dans le théâtre, là où rien n'est vrai, où tout est invention, mascarade, fiction, pour se mettre en quête de la réalité, de la vérité.

Chez les jeunes artistes des années cinquante et soixante, les différentes formes de cette quête de vérité se ressemblaient : les ì actionnistes viennois î maculaient avec les ingrédients de la guerre, le sang et la boue, le prospectus touristique sur papier glacé, ce pagne de vertu rouge-blanc-rouge [les couleurs du drapeau autrichien] ; d'autres, les jeunes auteurs dramatiques, ont élu le théâtre comme lieu de la reconstitution de la catastrophe. Les Allemands dénonçaient leur passé, les Autrichiens le taisaient. Les dramaturges autrichiens, s'inspirant de leurs collègues actionnistes, écrivaient des pièces anarchiques et blasphématoires, au dénouement souvent mortel, afin de percer ce silence.

Si, dans ses premières pièces, Turrini montre des jeunes gens qui ne supportent plus la société et se révoltent contre elle, qui se font anéantir par elle ou se détruisent eux-mêmes, il traitera plus tard de gens ‚gés désemparés devant la réalité. Les jeunes marginaux, ceux qui refusaient l'Etat de providence, qui s'insurgeaient, n'étaient pas les seuls à se faire conspuer par l'histoire de l'après-guerre : les vieux communistes et résistants l'étaient tout autant, eux qui ne cadraient pas avec une image de l'histoire passée à l'eau de Javel. Dans la pièce Tango viennois, le vieux militant Joseph devient un original du fait qu'il persévère dans sa vue de l'histoire, dans son vécu. Il n'a pas oublié le nom du médecin qui a pratiqué sur lui une intervention chirurgicale à l'hôpital psychiatrique. Après la guerre, Joseph, vieilli et solitaire, s'installe sur le banc public en face des grandes fenêtres éclairées de la maison de ce médecin à succès, imaginant la famille de celui-ci en train de dîner. Personne ne veut écouter son récit, dans la rue les enfants se moquent de lui parce qu'il met des pinces à son pantalon sans lesquelles, précise-t-il, le tissu serait pris dans les rayons du vélo : la tragédie humaine sous forme de guignol autrichien.

Pendant deux décennies, le théâtre de Turrini se concentrait sur l'exhumation des morts et des fous, des perdants et des victimes de la guerre, des gens mis à l'écart. Pour s'attaquer à ce monde des années cinquante et soixante refusant de répondre et se murant dans le silence, la méthode de Turrini était de rechercher des biographies, d'inventer des réponses, de reconstituer, avec les moyens du théâtre, ce qui a été refoulé. On a accusé Turrini, d'autres aussi, de grossir les traits de la réalité. La réalité l'a pourtant rattrapé, dépassé même. La société médiatique qui se répandait dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, la télévision, les journaux, les revues critiques et leur pendant grimaçant, les magazines à sensation, ont révélé tout ce qui avait été tu et enseveli, et l'a exposé à la lumière des projecteurs. Plus besoin de rien extirper, ça s'étalait sur les chaînes et dans les programmes, de plus en plus, les cadavres du passé et du présent s'amoncelaient devant le regard des spectateurs et voyeurs.

Durant dix années, en collaboration avec Wilhelm Pevny et Dieter Berner, Turrini a écrit des films et des séries pour la télévision, diffusés un peu partout dans le monde. Celui qui voulait raconter aux gens des histoires terribles, bouleversantes, tristes et drôles, se trouvait coincé entre bulletins météo, bison futé et publicités pour b‚tonnets de poisson. La télécommande, cet instrument qui assassine toute velléité littéraire, a interrompu ses histoires, les a morcelées. Plus moyen de respecter une chronologie, une biographie : ni début, ni climax, ni final. Ce qui, au bout d'une soirée de zapping, restait dans la tête des téléspectateurs, c'était un collage fait de tout et de rien.

Turrini, comme il l'écrit dans son journal, se retrouvait ì contrit face à la scène, sa maîtresse délaissée, et implorait sa gr‚ce î. Au théâtre, les spectateurs lui sont livrés deux heures durant, il peut leur raconter toute l'histoire sans coupures, décrire les êtres avec son regard précis et patient, regard qui dans les médias s'est dénaturé pour n'être plus qu'un instantané, un flash.

Bien entendu, le monde du théâtre est inséparable de celui de la télévision, le spectateur du théâtre porte en lui l'univers médiatique ; les personnages de Turrini évoluent eux aussi dans ce sens : le monde médiatique ayant pénétré leur langue, il est impossible dorénavant de distinguer ce qui lui était propre de ce qui lui était étranger, le masque et le visage se confondent intimement. Dans la pièce Les bons bourgeois, les protagonistes disent des choses sensées le jour, des choses lues et entendues, et désemparés, pleurent la nuit. Dans La bataille de Vienne, ils discutent et réfléchissent sur leur vie, leur métier, leur couple, tout en se préparant à incendier un foyer d'immigrés. Turrini, ayant poursuivi logiquement la démarche de ÷dön von Horvath, compose les personnages de ses pièces récentes à partir de la langue et de l'auto-mystification, ceux-ci ne reflètent pas seulement les formules creuses empruntées au monde environnant, à partir d'elles ils construisent leurs convictions les plus intimes, leur opinion personnelle la plus farouchement défendue. Jamais ils ne cherchent à démythifier ces constructions, ils les profèrent simplement, avec des variantes toujours nouvelles. Quand toutefois les mots, les phrases n'arrivent plus à les tenir debout, quand le silence fait irruption, c'est alors seulement que se révèle le nœud véritable des personnages, à savoir le désir. Le désir d'une autre vie, le désir d'un autre être.

Turrini n'est pas une sorte de Beckett des Alpes, ses drames ne sont pas des bulles hermétiques, des grands airs crépusculaires, des variations sur l'éternel désespoir. Pour un temps, parfois quelques instants seulement, ses personnages sont tout près de l'accomplissement de leur désir, et cela vaut pour toutes ses pièces :

Quand les deux jeunes gens dans La chasse aux rats ne disent plus mot, ils commencent à se connaître vraiment ; quand la vieille alcoolique, Magda Schneider, dans Enfers et damnation trouve enfin un être, un prêtre, qui prend au sérieux ses radotages, elle se croit devant un saint ; quand dans Amour à Madagascar, un vieux propriétaire de cinéma croit à la supercherie d'une employée des assurances et lui propose le rôle principal dans un film (qu'il ne tourne pas), elle s'effondre en larmes ; quand tout se révèle mensonge, l'instant de la vérité est proche. Je vais vous lire un bref passage extrait de L'Embrasement des Alpes : un vieil aveugle qui se présente comme directeur de théâtre, et une femme nommée Jasmina, qui se prétend toutes sortes de choses, prostituée, secrétaire de l'Amicale des Aveugles, comédienne célèbre, s'étreignent.

JASMINA. Sais-tu qui tu es en train d'étreindre ?
L'AVEUGLE. Une femme quinquagénaire, folle, une actrice sans le moindre succès, et à la silhouette quelque peu difforme.
(Un temps.)
L'AVEUGLE. Et toi ? Sais-tu qui tu étreins ?
JASMINA. Oui. Un vieillard. Menteur, aveugle, impuissant.

¿ cet instant, les masques, les mensonges vitaux font défaut aux personnages. Pour un bref temps, ils se font face, sans déguisement, ils voient ce qui est, réellement. Ils ont toujours échoué, souvent ils sont coincés depuis des dizaines d'années dans leurs vies ratées, jamais ils n'ont réussi à devenir ce qu'ils auraient aimé ou pu être. La vie n'a plus rien en réserve pour eux, hormis l'éternelle répétition des choses. Ils se trouvent face à un champ de ruines qu'ils ne peuvent regarder qu'en se mystifiant eux-mêmes. Là où d'autres histoires s'achèvent, celles de Turrini commencent : ì Le noir et le silence, comme toujours î dit l'aveugle au début de L'Embrasement des Alpes. ì Je suis quelqu'un sans la moindre imagination et je n'aime pas bouger î est la première réplique de Johnny Ritter, le vieux propriétaire de cinéma dans L'Amour à Madagascar. Les seules choses qui puissent encore arriver dans sa vie, ce sont des lettres de rappel, des avis avant huissier et la fermeture prochaine de sa salle délabrée. Les personnages de Turrini sont finis, dès le début de la pièce.

Au cours de la représentation, les mensonges se multiplient ; au fur et à mesure, les personnages, se propulsent gr‚ce à leur imagination dans une sorte de folie. Bien que, dans la nouvelle version de Tango viennois, le communisme réel soit en train de sombrer, Joseph considère, l'Union soviétique étant certes perdue, qu'il y a toujours un milliard de Chinois derrière. Johnny Ritter ne sort plus de son cinéma, il dort sur un lit de camp dans la cabine de projection ; en rêve il se voit à Venise, négociant à la demande de son supposé ami Klaus Kinski un nouveau projet de film avec des financiers latino-américains. Bien que Magda Schneider, ci-devant caissière à Spar, à force de boire ne soit pratiquement plus capable de parler, elle laisse entendre sa possible parenté avec Romy Schneider. Tout est théâtre, rien n'est vrai, les mensonges s'accumulent encore et encore, et pourtant tout converge vers un moment de vérité.

Lorsque celui-ci se produit, dans la perplexité, le silence, le balbutiement, l'aveu murmuré, la folie s'efface, toute la misère éclate. C'est dans ces moments-là que les personnages de Turrini sont les plus ridicules, et les plus beaux.

Pendant très longtemps, Turrini a d? endosser l'étiquette de dramaturge réaliste alors qu'il ne l'a sans doute jamais été. Si dans ses premières pièces, c'était le besoin de déterrer, de détecter qui enfiévrait sa tête de dramaturge, plus tard ce sont les inventions, les mensonges, les auto-mystifications des êtres qui le fascinent. Il crée des irréalités afin de s'approcher de la réalité de l'homme, de son noyau. Il ment avec ses personnages, il les affuble de tonnes de maquillage, jusqu'à ce qu'ils se retrouvent face à face, sans fard. ì Le théâtre est un lieu de mensonge, dit-il, chacun sait qu'on y fait semblant, que ce sont des comédiens, des êtres déguisés qui agissent sur scène, que leurs histoires sont inventées : la supercherie est avouée dès le départ, c'est ce qui rend toute l'affaire à ce point crédible. Dans la soi-disant vie réelle, dans les récits de vies réelles par les médias, on insiste toujours sur l'authenticité, la véracité de tout, le cadavre de ce Bosniaque est réel et non un figurant allongé devant l'objectif et arrosé de ketchup par un journaliste, moyennant 50 dollars. Un fait réel chasse l'autre, et presque tout pourtant est mensonger. Dieu merci, les gens nous croient de plus en plus, nous autres menteurs, et de moins en moins les reportages. C'est seulement quand tout est mystification, théâtre, que la vie réelle commence. î

Dans la pièce L'Ouverture, inaugurant le 21 octobre 2000 la saison du Schauspielhaus de Bochum, la vie et le théâtre se sont définitivement rejoints en un point commun, la théâtralisation de la réalité est achevée. Le sujet de la pièce est le théâtre lui-même : la scène, les accessoires, tout devient moyen de récit. Le ciel : les cintres, la trappe dans le plateau : la porte de l'enfer, la mort : une astuce scénique. Turrini raconte l'histoire d'un homme qui veut à tout prix faire du théâtre parce qu'il croit ne pouvoir survivre que là. Tout ce qui advient en dehors du théâtre est menace, n'a pas été répété, est danger de mort. L'homme supplie de le laisser se fondre dans l'obscurité protectrice de la scène ì où chaque meurtre s'exécute selon un plan, où chaque amour s'engage selon un texte préétabli, où chaque faux pas est corrigé par le metteur en scène, où le souffleur indique immédiatement le moindre écart dans le texte, où tout est régi par un bel ordre î. Dans la vie réelle règne le chaos insensé, la catastrophe de l'être-là. Ce comédien, plus sa vie vire à la catastrophe (sa femme le quitte, son enfant meurt), plus il a de succès. Il s'arrache le cœur de la poitrine et l'offre au public. Le public le remercie de ce cadeau par une admiration sans borne. Et voilà que chaque soir, il danse au-dessus de ce trou béant dans sa poitrine, comme un dément, mais le trou ne se referme pas, ne se refermera jamais. Les spectateurs le montrent du doigt et rient. ì Plus je criais, plus ils riaient. Je suis devenu un comédien populaire très apprécié. î

La tragédie humaine en tant que spectacle, en tant que comédie. Permettez-moi de plonger encore une fois dans les sacs de plastique noir. J'ai trouvé cette note dans le journal de l'année 1963, du temps où Turrini travaillait à Linz comme ouvrier métallo :

ì Je voulais absolument devenir acteur de théâtre et suis ì monté î à Vienne, pour passer le concours d'entrée au Reinhardt-Seminar [le Conservatoire national d'art dramatique]. J'ai joué Hamlet, Faust, Falstaff, tous avec l'accent de Carinthie. Une professeur m'a demandé si je faisais partie d'une troupe amateur, celle du ì Festival du Ch‚teau de Friesach î ? J'ai entendu un rire étouffé dans la salle, j'ai retenu ma douleur au fond de moi-même, je suis retourné à mes hauts-fourneaux et revenu à mon premier choix de métier : auteur de théâtre. î

Je veux citer Turrini encore une fois, l'avant-dernière : ce n'est pas tiré des sacs de plastique noirs, mais du recueil de poèmes Quelques pas en arrière :

"L'été / les copains de mon frère aîné / fourraient une pomme de pin / dans leur maillot / et paradaient ainsi / devant les filles qui pudiquement / détournaient les yeux.
Cette supercherie fut découverte / lorsque / je fourrai / deux pommes de pin / dans mon maillot."

Dans ce passage, je crois, se manifeste tout le ridicule qui marquera plus tard les personnages du théâtre de Turrini. Car ce ridicule-là mène tout droit à la vérité, à la beauté.

Dans la pièce L'ouverture, le comédien doit à la fin se rendre compte que le théâtre ne peut pas remplacer la vie, que la fuite dans le théâtre ne le sauve pas de la vie. Maquillé de blanc, courbé sous le poids des ans, le comédien supplie Dieu de prolonger son existence. Mais le Dieu du Ciel, ou plutôt du ciel du théâtre, reste silencieux. Nulle plainte, nulle imploration n'y feront rien, aucune parole ne descendra des cintres. Le comédien doit mourir. Au tout dernier instant, la main de la souffleuse sort de sa boîte pour tendre au comédien du démaquillant et des kleenex. Il enlève le fard, la vieillesse de son visage.

Le comédien est redevenu jeune, il gambade sur le plateau en clamant : ìJ'inaugure ma nouvelle vie ! J'inaugure le théâtre ! J'inaugure la nouvelle saison ! Que le rideau se lève !î
Le théâtre finit par le sauver.

(Texte français, Henri Christophe)