Écriture

  • Pays d'origine : Pologne
  • Titre original : Feinweinblein
  • Date d'écriture : 2015
  • Date de traduction : 2017

La pièce

  • Nombre d'actes et de scènes : 3 actes, 14 scènes
  • Décors : quelques meubles pour trois lieux principaux de l'action (le foyer communal, l'appartement des Knauer, l'appartement de l'Animateur)
  • Nombre de personnages :
    • 13 au total
    • 7 homme(s)
    • 3 femme(s)
    • 7 hommes, 3 femmes, 3 enfants, 7 voix masculines, 7 voix féminines, 1 voix d'enfant
  • Durée approximative : 90 mn
  • Création :
    • Période : 2017
    • Lieu : Szczecin (Pologne), Teatr Wspolczesny
  • Domaine : protégé

Édition

Cette traduction n'est pas éditée mais vous pouvez la commander à la MAV

Résumé

L’action se déroule dans les années 50, durant l’époque stalinienne. Nous sommes en Silésie (région frontalière entre la Pologne et l’Allemagne). Partagée entre deux pays après le traité de Versailles de 1919, incorporée au Reich pendant la Seconde Guerre mondiale puis rattachée entièrement à la Pologne, la Silésie est alors une région très pauvre où se manifestent des tensions constantes entre les communautés allemande et polonaise, dues aux déplacements importants de population. Weronika Murek récrée les années d’après-guerre, marquées par la mort, le désespoir et le sentiment d’enfermement : les quelques accessoires signalés dans les didascalies supposent une scénographie dépouillée, à l’image de la précarité matérielle des habitants.

Ici, l’ennemi « numéro un » est Konrad Adenauer, signataire du traité qui concerne les frontières entre la Pologne et l’Allemagne. Il n’est pas un personnage historique stricto sensu, mais plutôt une figure grotesque du pouvoir. Suspendus entre deux pays, les personnages de Murek apparaissent, eux, comme des « rebuts » dont plus personne n’a besoin. L’auteure souligne en effet l’identité brisée de cette population qui ne peut définir son appartenance nationale, territoriale et mentale.

C’est au foyer communal que se déroule la plus grande partie de l’histoire. Les habitants viennent là pour que l’animateur écrive à leur place des lettres exprimant leur déception vis-à-vis de la politique d’Adenauer. Nous y retrouvons des membres de la communauté : l’Animateur et sa femme, le couple Knauer, le Demandeur, les Arboriculteurs, l’Institutrice et ses élèves. Le pouvoir est exercé par l’Animateur, seule personne dans le village qui sache lire et écrire. Pour cette raison, il est aussi maître des rêves de tous les habitants qui croient encore que leur vie pourrait être différente. Plébéiens complexés sans instruction, victimes de la propagande, d’abord allemande, puis soviétique, ces citoyens n’arrivent pas à s’extraire du marasme quotidien. Cette petite communauté rêvant d’une vie « ailleurs » devient un microcosme représentatif de la société. L’Animateur transcrit leur lettres, parfois colériques, parfois remplies de rêves, mais il ne les envoie pas, donnant un espoir non fondé au désir de changement qui anime ses concitoyens. Hommes et femmes sans patrie, déchirés entre deux époques (le traumatisme du passé et l’avenir inconnu), tous attendent en effet l’impulsion forte qui pourrait changer leur existence. Paradoxalement, c’est la nostalgie de la guerre, presque pathologique, qui occupe cette attente. La dynamique guerrière, symbole de l’époque où les règles étaient claires, s’oppose à la torpeur de la vie présente : « Que la guerre revienne, que quelque chose arrive » résonne en leitmotiv. Pourtant, la guerre a marqué cette communauté d’un profond traumatisme. On le voit tout particulièrement avec l’exemple du couple des Knauer qui, au fur et à mesure que la pièce avance, dévoile leur terrible secret.

De fait, l’élément déclencheur de Feinweinblein est une pièce d’archives, retrouvée par hasard par Weronika Murek. Il s’agit d’une lettre d’un certain Knauer qui s’adresse aux autorités allemandes pour que soit accordée « la grâce de la mort » à son nourrisson né aveugle, déformé et atteint d’idiotisme. Cette lettre s’inscrit dans le cadre de l’action T4 du troisième Reich qui avait pour but la purification méthodique de la race aryenne : dans de nombreuses régions dont la Silésie, des personnes handicapées furent euthanasiées. Dans la pièce, les Knauer, parents d’un enfant handicapé, révèle progressivement qu’en échange d’un poste de radio, ils ont livré leur fils au pouvoir hitlérien.

Tout en faisant référence à ce contexte historique, Murek crée une sorte de conte noir, déployant son imaginaire entre document historique et représentation grotesque. La voix enfantine qui répète un refrain sur la mort à la radio est sans doute liée à cette histoire. La radio participe justement de la dramaturgie : les émissions s’imbriquent entre les scènes, abordant chaque fois des sujets de plus en plus ridicules. Cette absurdité figure sa fonction dans la société d’après-guerre : la radio est l’instrument de propagande le plus commun, elle permet au pouvoir de s’immiscer dans n’importe quel domaine — industrie nationale, agriculture, cours de natation —, professant même des conseils aberrants sur la façon d’enterrer ses proches.

Mais la radio ne symbolise pas uniquement la propagande. C’est aussi le seul accessoire qui assure aux personnages un élément de normalité. Le poste de radio devient cet « obscur objet de désir » auquel est liée l’histoire des Knauer. Plus qu’un accessoire, il est l’élément déclencheur qui amène la vérité : le couple parvient à raconter le marché conclu avec les autorités allemandes parce leur radio s’est arrêtée de fonctionner. Le secret refoulé pendant des années peut être enfin partagé. Le grésillement de la radio devient une métaphore de la mémoire qui se réveille au souvenir d’un traumatisme à peine émergé de l’inconscient. La radio redonne la parole aux Knauer, leur permettant de verbaliser la culpabilité et le deuil.

Regard du traducteur

Grâce au transfert qui s’opère au moment de la panne de radio, Weronika Murek représente les mécanismes qui actionnent la mémoire et l’Histoire. Elle réussit également à reproduire le caractère non-linéaire de la mémoire qui tend à déformer les événements passés. De même, pour écrire le contenu des émissions radio, Murek a fait un véritable travail sur la langue de propagande, basé sur des recherches dans la presse et dans les livres publiés à l’époque. Cette langue d’archives permet la reconstitution des peurs et de la paranoïa d’après-guerre. Le choix de cette langue est plus essentiel que le choix du sujet. De fait, la langue de la propagande crée un monde artificiel : elle ne colle pas à la réalité, mais à son idée.

Le refrain de la pièce, « Il y a un seul remède contre la mort », vient d’un autre domaine que celui de la radio, sorte de contre-point ironique, signe d’impuissance. Dans cette pièce où les personnages apparaissent comme des ombres porteuses de phrases, le spectateur ne peut se reposer sur des éléments de compréhension réalistes (intrigue, enjeu psychologique…), il doit suivre la langue. Précise et condensée, elle est extraite du chaos du langage familier : basée sur l’ellipse et la répétition, elle est justement construite comme un enregistrement — ou comme une émission radiophonique. Les dialogues se composent ainsi de flux de paroles, de logorrhées bernhardiennes répétitives qui, reflétant obsessions et névroses, font écho à la violence enfouie. La mort semble exercer chez chacun une fascination baroque. Non sans humour, l’auteur introduit également des mots banaux dont elle fait des compositions étranges (ainsi, à la scène 3 de l’acte 2, tout le monde s’extasie sur la « charcuterie chatoyante »). La langue de bois du pouvoir entre en friction avec cette langue issue de l’imaginaire populaire : Feinweinblein éponyme est justement un monstre des légendes silésiennes. En l’évoquant on cherche à faire peur aux enfants, bien que personne ne sache vraiment à quoi il ressemble.