Écriture

  • Pays d'origine : Bulgarie
  • Titre original : Prodavate li demoni
  • Date d'écriture : 1999
  • Date de traduction : 2006

La pièce

  • Nombre d'actes et de scènes : 16 scènes-tableaux sans répartition en actes
  • Nombre de personnages :
    • 9 au total
    • 6 homme(s)
    • 3 femme(s)
  • Durée approximative : 2 h
  • Création :
    • Période : mai 2005
    • Lieu : Théâtre de l’Armée, Sofia, Bulgarie
  • Domaine : Protégé : l'auteur

Édition

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Résumé

Brader ses démons est une pièce sur l’impossibilité d’échapper au déterminisme des origines. Elle malmène le mythe d’une vie tsigane « spontanée et naturelle ». Boyan Papazov nous propose de faire vivre en toute franchise, dans une Babel multiculturelle, notre monde d’aujourd’hui, dépourvu d’illusions et de fausses mythologies.
Brader ses démons est composée de 16 scènes organisées selon le principe de la polyphonie. Ce sont autant de fragments symétriques mais multicolores d’une mosaïque, contenus dans une action vaste comme un espace et profonde comme une métaphore.
La pièce présente la collision de deux cultures à plusieurs niveaux: celle de Benko le Sanglier et de Simona, anthropologue. Simona est d’origine bulgaro-gréco-allemande ; après la chute du Mur, ses parents – des nouveaux riches – vivent en Floride, aux Etats-Unis. Suivant la méthode de l’anthropologie sémantique, Simona filme son étude de terrain – portant sur la subculture du clan tsigane des Sangliers – pour les besoins de sa thèse de doctorat et d’un projet de film. Pour se faire admettre rapidement par le milieu, Simona enfreint le code déontologique de l’anthropologue, faisant de Benko le Sanglier son amant provisoire. Les deux fils de l’intrigue, tissés autour de Benko le Sanglier et de Simona, présentent les points de vue des deux personnages sur leur relation et sur l’univers des Tsiganes. Benko écrit son journal de bord, Simona « vend » aux étudiants bulgares, sous forme de notes de cours, ses enregistrements vidéo des Tsiganes, avant de s’en servir lors de sa prochaine tournée de conférences dans plusieurs universités américaines.
Benko le Sanglier se berce de l’illusion et de la fierté d’être différent des siens, lui qui est moitié bulgare. « C’est à chacun de décider ce qu’il est… Moi, je suis un Esquimau noir, tu vois… Je fais pas partie de votre nation ». Plus tard, Simona établira que le pêcheur Alex le Frimeur, le « père » bulgare de Benko, est stérile. Benko veut échapper à son ethnie « stigmatisée » ; il cherche à « rejoindre une autre nation
». Et il écrit son journal. Sevda, la Turque aveugle qui est la mère de son enfant, tente de le persuader que les notes sont publiables telles quelles. Benko transcrit l’histoire orale de son lignage. Son grand-père Tajčo dit : « Grâce à toi, chuis pas près de casser ma pipe ! ». Pour eux, la parole écrite, c’est la vie éternelle. Benko s’illusionne à la recherche de la dignité, car « qui irait croire un manouche ? ». Sa dignité de gitan est atteinte depuis toujours. Or, quoi qu’il fasse, Benko reste attaché à son lignage et en subit les influences, en acceptant finalement devenir le bouc émissaire du clan des Sangliers.
La mère de Simona est au courant, depuis
la Floride, de la nature sensuelle des relations entre sa fille et le Tsigane Benko le Sanglier. On apprend, au cours de la pièce, qu’elle a engagé une agence de détectives privés pour voir mettre fin à cette relation sans effusion de sang. On assiste, au fil de l’action, à des menaces voilées ou directes dirigées contre Benko. Les détectives feignent l’enlèvement et la vente de Simona comme esclave blanche au Kosovo. Simona croit avoir été la victime d’un trafic de chair blanche. Les détectives, des « ex-policiers » (miliciens communistes ou informateurs des services secrets), exécutent l’opération comme prévu. Simona est droguée et c’est ainsi qu’on lui fait passer la frontière ; elle reste dans une maison close sans avoir à se prostituer, puis elle est « rachetée », « libérée » et ramenée en Bulgarie. Les détectives lui disent qu’elle a été vendue par Benko le Sanglier et son frère Jojo le Bouseux. Il faut bien envoyer quelqu’un en prison. Et comme on ne peut pas compromettre le business du clan – le vol à la tire –, Benko sera prié par les siens d’aller en prison à la place de Jojo le Bouseux, le « Tsigane type ». Sans Jojo le Bouseux, l’existence sociale du groupe serait impossible. Le parrain de la mafia tsigane locale doit rester en liberté.
Trois personnages – Benko le Sanglier, Simona et papy Tajčo – véhiculent le sens principal de la pièce. Ils sont très différents, mais, au-delà du sujet de la pièce, ils ont en commun un regard vif sur la vie, leur désir de vivre et de parler spontanément, leur équilibre naturel entre corps et esprit. Ils sont entourés de toute une galerie de personnages hauts en couleur, emblématiques, appartenant à des sous-catégories nationales, sociales et psychologiques différentes :
la Turque non-voyante Sevda, le maffieux tsigane Jojo le Bouseux, ses proches parents et esclaves Nanko et Šaška, le pêcheur Alex le Frimeur, le détective Ognjan.
Brader ses démons évoque un monde étrange. C’est une réalité, faite de mots, de monologues, de récits, de dialogues en apparence statiques. Cependant, dans cet espace verbal, il se passe des choses. Ce sont celles-ci, et non pas la rhétorique, qui font la force poétique et la philosophie de l’œuvre. La pièce « dilate » le temps de l’histoire. Il y a beaucoup de sensualité et de concret : des épisodes de la vie de Benko et de Simona ; l’existence presque criminelle du clan que dirige avec habileté Jojo le Bouseux ; la vie du pêcheur Alex le Frimeur. Les personnages roms s’expriment dans un langage exotique. Toute la pièce est chargée d’une forte dose d’humour, d’esprit rabelaisien et d’érotisme. L’être tsigane est fait d’un mélange de magie et de prostitution, de promiscuité et d’amour, de malheurs et de réussites, de lâcheté et d’héroïsme, de pragmatisme et de cynisme. Papy Tajčo dit : « La vie aime bien les petits plaisirs, mais elle-même n’est pas une partie de plaisir ». La vie matérielle et l’être, les « hauteurs mythiques » et les « bassesses physiologiques » vont de pair dans cette vie où l’homme, Tsigane ou pas, ferait mieux de dresser et de domestiquer ses démons au lieu de les brader. Car personne – fût-il rom, bulgare ou quelque autre blood cocktail –, ne naît et ne saurait naître libéré des démons de ses racines, blanches, noires ou « café latte ».
La pièce se termine par une scène extatique : la famille tsigane organise une grande fête à l’occasion de l’entrée de Benko le Sanglier en prison. Ivre, Benko se sent comme les autres. C’en est fini de la liaison avec Simona, qui avait été une frêle tentative de franchissement du seuil des préjugés raciaux et des différences culturelles. L’ « Esquimau noir » et la jeune aventurière sont séparés. Les nouveaux riches de Floride et le maffieux tsigane Jojo le Bouseux sont aux anges. Le statu quo se trouve ainsi rétabli. Le démon à vendre poursuit son petit bonhomme de chemin.

Regard du traducteur

En assistant à la lecture de la pièce bulgare Brader ses démons de Boyan Papazov au Théâtre 13 le lundi 24 septembre dernier, mise en scène par Antonia Malinova, force est de reconnaître qu’il s’est passé un truc bizarre… Le public a goûté à la fois à la découverte d’un microcosme quasi inconnu (je défie quiconque de me montrer où se situe précisément la Bulgarie sur une mappemonde, ou de retenir du premier coup le nom du dramaturge…) et à l’étonnant écho que ce même microcosme a fait à notre propre réalité française qui n’a pourtant a priori rien à voir avec lui. Quand une œuvre aussi individualisée et culturellement minoritaire parvient à toucher mystérieusement à l’universel, c’est qu’elle a atteint son but : elle nous a rejoint concrètement, a été vivante (dans le sens de brûlante !) pendant une heure et demie. On rit en la voyant, on cède à la rêverie, on réfléchit, on y reconnaît nos propres fragilités et grandeurs humaines, on est tout autant ému par la protagoniste aveugle que par les personnages les plus rustres. En somme, Brader ses démons, le temps d’une pièce, nous fait aimer l’humanité, y compris dans ses aspérités les plus indigestes : c’est bien cela, le rôle premier de l’artiste, non ? « Brader ses démons » est une pièce particulièrement ancrée dans son temps, où le « Je t’aime » à la Nation passe par un constat lucide et acéré sur la société bulgare, parfois à la limite de l’antipatriotisme tellement les travers des Bulgares y sont dépeints (poids des traditions, religiosité superstitieuse, syncrétisme social engendrant quelquefois le racisme, fossé générationnel et culturel né de la chute du communisme et de l’ouverture forcée à la « modernité » mondialisée, etc.).

Comme à son habitude, Antonia Malinova a choisi de mettre en scène une œuvre qui dérange (Rappelons que Boyan Papazov, par ses prises de positions, son franc parler, et les thématiques provocatrices qu’il aborde dans ses pièces, ne fait pas l’unanimité, y compris à l’intérieur de son propre pays !). Dans ses projets artistiques, elle se passionne en général pour la douce ambiguïté de la violence humaine. C’est tout le talent d’Antonia que de marier les contraires (crudité langagière et poésie simple, brutalité et fragilité, pornographie et pudeur, caricature et vérité, …) pour nous aider à nous approcher du cœur battant de la réalité. Au final, on découvre qu’elle nous a aidés à porter un regard tendre – et parfois un brin désenchanté (mais jamais manichéen !) – sur le genre humain. Elle nous offre une mise en scène simple et pourtant soignée. Après tout, pour présenter des lectures, elle aurait pu se contenter du hall d’entrée du théâtre, d’une troupe de comédiens amateurs… mais non ! Le superbe décor « terre-battue/caravane », la présence de tous les comédiens sur scène, triés sur le volet comme si leur personnage avait été taillé sur-mesure pour l’occasion, l’accompagnement musical approprié, etc., montre combien Antonia Malinova met un point d’honneur à promouvoir un théâtre de la générosité, qui certes parle de l’exclusion, de la trahison amoureuse, de nos laideurs, mais où pourtant chacun des comédiens a son moment de gloire à lui… parce qu’Antonia, par son sens du détail, par son souci du travail bien fait, par son amour des acteurs et du public, met les petits plats dans les grands, fait de la haute couture même avec des bouts de chiffons. On a l’impression d’être dans un restaurant chic où on en a pour son argent…alors qu’on a même pas payé et que tout a été très simple ! C’est pure gratuité. Alors on en redemande !

 

Philippe Ariño